Chronique parue dans Stratégies le 11/04/19.
C’est une opportunité qui ne se représentera pas deux fois : avec la possibilité ouverte par la loi Pacte de se doter d’une raison d’être, les entreprises ont l’occasion de consolider leur rapprochement réel mais encore fragile avec les citoyens. Car cette dédiabolisation reste fortement contrastée : Si 70% des Français déclarent avoir au global une bonne image des entreprises, le jugement reste clivé selon les CSP et selon la taille de l’entreprise. Une majorité (55%) déclare avoir une mauvaise image des grandes entreprises, et 30 % seulement déclarent leur faire confiance.
Mais dans le contexte de tensions sociales que traverse le pays, dans une société dont la souffrance nourrit la défiance, ce moment peut aussi être une occasion ratée. Si la raison d’être se transforme en raison de paraître, alors les progrès faits dans la perception de l’utilité de l’entreprise peuvent être remis en cause. Conscientes du risque, beaucoup d’entreprises ont engagé un travail en profondeur. Pourtant, alors que l’année 2019 va voir fleurir les raisons d’être, trois enjeux se détachent des premiers travaux menés.
Le premier enjeu est bien sur celui de la cohérence. Si la raison d’être n’a rien à voir avec une signature de marque, si elle est différente d’un projet stratégique, si elle ne s’oppose pas au « combat » porté par le dirigeant, elle doit résonner avec chacun de ces éléments. Impossible ici de distinguer la communication de la marque de celle de l’entreprise ou de son management. La raison d’être doit irriguer le plan stratégique, inspirer l’expression publicitaire de la marque, elle doit être incarnée par son dirigeant.
Le deuxième enjeu, c’est celui de la différenciation. Comment faire pour que les mots d’une raison d’être ne puissent pas s’appliquer aussi à votre concurrent. Comment éviter que lors d’un blind test, les citoyens testés ne citent pas, avant la vôtre, 3 ou 4 entreprises à qui ce « purpose » pourrait également s’appliquer ? Comment s’assurer que dans la feuille de route ainsi tracée sur le long terme, les mots choisis soient perçus comme porteurs de sens au-delà des modes et des expressions toutes faites ? Se doter d’une raison d’être c’est aussi se donner les moyens de renforcer l’authenticité, la singularité de la parole de l’entreprise.
Le troisième enjeu tient à la conception même de la raison d’être. Sa définition comme sa mise en œuvre, ne peuvent s’envisager que dans le dialogue avec les parties prenantes. Pour réussir, il est vital de sortir d’une logique d’émetteur, et pour cela de venir la confronter avant qu’elle ne soit gravée dans le marbre à la compréhension des salariés bien sûr, mais aussi des clients, et plus largement des citoyens. Cela suppose d’accepter que même validée par un comex, elle puisse être modifiée, augmentée grâce à la co-construction.
C’est là sans doute qu’émerge le risque le plus fort qui peut entraîner la mise à distance, provoquer la déception, voire demain susciter la colère du citoyen, du salarié, ou du client face à une démarche encore perçue comme très conceptuelle. Comment faire pour que la phrase, ou les quelques paragraphes ramassant ou explicitant la raison d’être, soient vécus comme un engagement crédible et pas comme un texte déclamatoire, laissant béant le champ du « très bien, et donc ? » Quelles sont les entreprises qui passeront plus vite des paroles aux actes ? Qui fera la preuve que ce texte fondateur n’est pas resté placardé dans les ascenseurs ou en exergue du rapport annuel, mais qu’il a servi de guide, qu’il a induit des remises en cause, qu’il a accéléré les choix stratégiques ? Après le temps des déclarations viendra celui des engagements et de leur matérialisation. L’entreprise bénéficie d’ailleurs d’une forme de crédibilité en la matière : 6 Français sur 10 lui prêtent le pouvoir de changer le monde dans lequel on vit, plus que le Maire et le Président de la République. Au rendez-vous de la raison d’être, l’entreprise a beaucoup à gagner : elle peut sceller une réconciliation durable avec la société. Ou bien basculer dans le camp de la « fake com ». Sa parole rejoindra alors le champ des politiques dont les promesses et la sur-communication ont miné la confiance. Il reste quelques mois à l’entreprise et aux communicants pour convaincre que la raison d’être n’était pas un prétexte de communication. Et quelques années pour démontrer que la raison d’être est devenue avant tout une raison d’agir.