Tribune parue dans Stratégies le 19 mai 2020
Chacun connaît la formule, gouverner c’est prévoir. Et donc communiquer c’est savoir. La gestion de crise nous a appris depuis des années, cette leçon que nous avons bien répétée : ne pas parler, ou parler le moins possible, tant qu’on n’a pas tous les éléments en main. Sur ce premier point, nos manuels de com de crise vont avoir besoin d’une petite mise à jour… Car il a fallu souvent s’aventurer en terre sanitaire inconnue, parler sans savoir. Pour ceux qui nous gouvernent, cela a exigé d’adapter en permanence, avec plus ou moins de succès, la réponse à une situation quotidiennement mouvante, à des certitudes scientifiques non établies, à la confrontation inédite avec la parole d’experts abondante et parfois contradictoire. Pour les chefs d’entreprise, s’adresser à ses salariés, à ses clients, aux médias, sans savoir combien de temps le confinement allait durer, comment la reprise pourrait s’envisager. Les décideurs politiques se sont de plus retrouvés exposés à la contradiction entre la posture du chef (décider, diriger) et l’humilité (hésiter, changer de pied) à laquelle a contraint l’évolution imprévisible de la pandémie. La communication alternée d’Emmanuel Macron, entre solennité guerrière et cartes postales sanitaires, a illustré cette hésitation.
Cette rupture dans les fondamentaux de la communication de crise est intervenue au moment où le besoin d’une parole externe et interne était forte, en faut-il pour preuve les audiences d’un président de la République dont le lien avec l’opinion était pourtant plus qu’érodé. Pourquoi ? Parce que face à la peur, chacun avait besoin de cette forme de réassurance. Et que dans ces circonstances dramatiquement inédites, la parole des dirigeants pouvait quand elle était empathique, impactante et sincère réussir à créer une mobilisation collective. Parce que l’émotion avait besoin d’incarnation.
Pour un dirigeant, ne pas parler régulièrement aux citoyens, aux salariés, aux clients (au-delà de la question des cibles, du canal et de la fréquence), c’était s’exposer, pendant le pic de l’épidémie, au risque d’être perçu comme absent de l’épreuve traversée et à distance de l’émotion collective.
Le dossier des masques
Mais, et c’est le deuxième enseignement de la gestion de crise du Covid, dans le même temps, cette parole a pu se transformer en boomerang. Pas pour les entreprises, ni pour les collectivités locales qui, à date, sont perçues plutôt comme ayant été à la hauteur de la crise. Mais dans le cas de l’exécutif, elle s’est heurtée à une contradiction majeure qui a rendu difficilement audible une grande partie de son action. Mis face à ses responsabilités d’incarner l’État protecteur, il doit affronter la défiance de l’opinion cristallisée par le dossier des masques. Hésitations sur son efficacité en début d’épidémie, incapacité à délivrer cette protection aux soignants puis au grand public, ce petit objet sans grande valeur ajoutée technologique restera dans l’opinion comme un symbole du déclin du pays et l’élément suspect d’absence de transparence. Comme le disait une personne récemment interrogée dans une de nos enquêtes, « On est capable d’envoyer Ariane 5 dans l’espace et pas de se procurer de masques. » Résultat, à quelques jours du déconfinement, plus de 7 Français sur 10 considèrent que l’État ne tiendra pas sa promesse de délivrer à partir du 11 mai un masque à chacun.
Cette rupture de confiance vient d’ailleurs conforter un enseignement immuable en temps de crise : quand on trébuche sur la première marche, on a beaucoup de mal à retrouver l’équilibre. Mais surtout la défiance est venue percuter la parole publique créant ainsi une forte tension entre les deux attentes décrites ci-dessus : d’une part face à la sidération de l’épidémie, la parole publique y était attendue, exigée même. Mais dans le même temps, amplifiée par l’exposition permanente, elle ne pouvait pas convaincre quand les actes et les résultats semblaient en rupture de cohérence avec les mots et les promesses. Cela fait bien longtemps que la parole performative a vécu. La crise vient nous rappeler que si la parole est essentielle, elle ne peut à elle seule servir de thérapie. Parce que dire ce n’est plus faire, parce que parler ce n’est pas agir. Parce que et c’est heureux, la communication ne peut pas remplacer l’action. Parce que dans la crise, s’ils sont attendus sur leurs mots, les dirigeants sont jugés sur leurs actes.
Bernard Sananes