La revanche de la main

Avez-vous lu dernièrement un article qui relatait la reconversion de cadres exerçant des « professions intellectuelles supérieures » dans des métiers « manuels » tels que pâtissier, fleuriste, charpentier ou encore brasseur de bière ? Avez-vous ressenti de l’intérêt voire même de l’envie vis-à-vis de ces parcours professionnels hors norme et des personnes qui les empruntaient ? Si la réponse est « oui », rassurez-vous, tout est normal. Votre réaction est simplement le révélateur d’une tendance qui monte dans l’opinion : la revanche de la main.

Hyper spécialisation des tâches et des métiers, organisations matricielles, management par objectifs, culture du reporting, inflation des normes, dissociation spatio-temporelle entre les lieux de conception et les lieux de production, dématérialisation des processus, montée en puissance de la robotisation et de l’intelligence artificielle… un faisceau de facteurs contribue à faire naître chez les travailleurs de « l’économie de l’intelligence » un sentiment de perte de sens. C’est ce que les chercheurs André Spicer et Mats Alvesson ont popularisé sous le terme « brown-out » (littéralement chute de tension), une nouvelle pathologie du travail qui peut être résumée par une dévitalisation psychique provoquée par l’absurdité perçue des tâches à accomplir.

En réaction à ce sentiment de perte de sens, des travailleurs « intellectuels » ressentent le besoin de reprendre le contrôle sur leur vie en se tournant vers des métiers « manuels ». A l’image de l’universitaire américain Matthew Crawford, auteur du best-seller « Eloge du carburateur », qui quitta la direction d’un think tank de Washington pour travailler comme mécanicien dans un atelier de réparation de motos à Richmond. Ou encore des anciens cadres et professions intermédiaires qui représentent plus du quart des créateurs d’entreprises artisanales (selon le baromètre de l’artisanat ISM).

Nous pourrions penser que les designers, qui conçoivent des objets concrets, sont à l’abri de ce phénomène. Rien n’est moins vrai ! Un dossier du Monde consacré à East London, la Silicon Valley du design, nous apprend qu’une nouvelle génération de designers se revendiquent designer – maker en opposition à leurs aînés qui se contentaient de conceptualiser des objets que d’autres façonnaient. Justin McGuirk, curateur du musée du design de Londres nous apprend que « cela vient du mouvement Do It Yourself, mais aussi du grand retour de l’artisanat. Beaucoup de jeunes designers ne se contentent plus de donner leurs plans à une usine ou à un artisan, mais fabriquent leurs productions avec leurs propres mains ». Le photographe et éditeur Martin Usborne confie que « dans un monde de production en série, nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir connaître la satisfaction de ce que l’on fait avec ses mains ».

La main serait donc en train de prendre sa revanche sur la tête. On réhabilite l’intelligence de la main, on loue les capacités des artisans à expérimenter, à faire preuve de « sauts intuitifs » comme le démontre Richard Sennett dans son livre « Ce que sait la main ». Ce n’est pas non plus un hasard si, dans une enquête ELABE d’octobre 2017, 53% des jeunes déclarent avoir envie de suivre une formation en apprentissage, dispositif qui mêle théorie et pratique.

Alors, quels conseils tirer de cette tendance pour les dirigeants d’entreprises ?

  • Multipliez les occasions de rapprochement entre les équipes de conception et les équipes de production afin qu’elles interagissent le plus souvent possible.
  • Adoptez le réflexe « maquette » quand vous concevez une nouvelle offre ou solution, à l’image des ateliers de design thinking où, très tôt dans le processus de conception, les participants rendent tangibles leurs idées en concevant et en manipulant un prototype.
  • Enfin et surtout, saisissez toutes les occasions de redonner le contrôle à vos collaborateurs dans les missions que vous leur confiez. Car dans les raisons qui expliquent l’attrait des « cols blancs » pour les métiers manuels figure en bonne place la volonté de reprendre le contrôle de son travail.