« Hidden tribes » : chronique d’une Amérique divisée

En octobre 2018, le think-tank More in Common a publié les résultats d’une enquête intitulée « Les Tribus Cachées : une étude de la polarisation politique aux Etats-Unis » (titre original «  Hidden Tribes : a study of America’s polarized landscape »). L’objectif annoncé de cette étude est de dresser un état des lieux de la polarisation politique au sein de la société américaine, en identifiant les sujets qui divisent mais aussi ceux qui peuvent unir les Américains, afin de retisser un lien entre des camps politiques qui semblent s’éloigner chaque jour un peu plus.

Un échantillon représentatif de 8 000 Américains a répondu en ligne à un questionnaire sur leur vision de la société incluant notamment des batteries de questions sur leurs valeurs, leurs expériences, leurs traits de personnalités, leurs visions du paysage politique, et leur niveau de participation politique. L’étude tire un portrait détaillé des sujets sur lesquels les Américains sont divisés, comme l’immigration, le changement climatique, les inégalités sociales, le terrorisme, le rôle de la religion dans la société, l’éducation, la responsabilité individuelle, etc.

Que se cache-t-il derrière la polarisation ?

Afin de synthétiser l’importante masse de données récoltées, les auteurs ont développé une typologie qui fait ressortir 7 « tribus » d’Américains, de gauche à droite : les Progressistes Militants (8%), les Libéraux (11%), les Libéraux Apathiques (15%), les Désengagés (26%), les Modérés (15%, les Conservateurs (19%), et les Conservateurs Dévoués (6%). Les auteurs de l’étude regroupent ces 7 tribus en 2 clans : d’un côté la minorité active, moteur de la polarisation, représente un tiers des Américains (les Wings dans le graphique ci-dessous), et de l’autre côté, la « majorité épuisée », qui ne se retrouvent pas dans la polarisation de plus en plus poussée du débat politique, représente selon cette étude environ deux tiers des Américains (l’Exhausted Majority dans le graphique ci-dessous).

Une infographie représentant les 7 tribus

Les sept « tribus cachées » – Source : More in common

La minorité active se distingue logiquement par des positions très tranchées sur un grand nombre d’enjeux de société (immigration, discriminations, éducation, les bavures policières, responsabilité de l’Etat, etc.), et par une participation politique et sociale élevée au sein de leurs communautés respectives (dons financiers à des causes politiques ou religieuses, participation à une manifestation, participation à des réunions publiques, don de sang, participation aux élections locales, etc.). L’ensemble de cette minorité active partage un niveau de revenu largement supérieur à la moyenne de l’échantillon. Ensuite, si les deux groupes conservateurs sont plus âgés et plus masculins que la moyenne, les Progressistes Militants sont eux plus jeunes. Entre ces deux minorités actives – progressistes et conservatrices –, la « majorité épuisée » est, comme son nom l’indique, fatiguée de la polarisation du système politique américain, près de deux tiers d’entre eux pensent que « la nation américaine doit panser ses plaies [politiques] » et que « les gens doivent commencer à s’écouter les uns les autres et faire des compromis ». Plus que des positions modérées sur la majorité des sujets, ce qui unit la « majorité épuisée » c’est surtout sa frustration vis-à-vis d’un système politique bloqué et d’un débat public hystérisé. Ils souhaitent que cela change. Socio-démographiquement, les femmes, les 18-44 ans, les minorités ethniques, les individus les plus pauvres, et les électeurs Indépendants sont sur-représentés au sein de cette « majorité épuisée ».

Quel cadrage pour un nouveau récit politique ?

Dans leur conclusion, les auteurs soutiennent que « les hommes politiques devraient mobiliser les valeurs qui unissent la nation autour d’un « nous » au lieu de mobiliser leur base électorale et de polariser le pays ». Bien que cela ne soit pas distinctement énoncé dans l’étude, les auteurs semblent suggérer que, dans le but de reconstruire du vivre-ensemble entre les Américains et de sortir de la polarisation à outrance, un nouveau récit politique doit être articulé en prenant en compte les priorités et les positions de la « majorité épuisée ». A travers les tableaux et les graphiques, il en ressort que celle-ci est plutôt tolérante et sociale. En effet, elle considère que le racisme et le sexisme sont des problèmes plutôt sérieux dans la société américaine, et elle place les valeurs de justice et de protection des plus faibles au sommet de ses priorités morales. Dans la perspective d’un récit du vivre-ensemble, le chapitre sur les priorités morales de l’étude mériterait plus d’attention. En effet, dans une époque où les rumeurs et les fake news semblent faire jeu égal avec les faits, le politiste américain George Lakoff nous rappelle que « pour avoir un sens, les faits doivent être présentés en fonction de leur portée morale », « lorsqu’un responsable politique préconise certaines actions, celles-ci sont censées être justes »[1]. Sur le terrain des valeurs morales, l’étude montre que non seulement les valeurs de justice et de protection des plus faibles sont les priorités de la « majorité épuisée », mais elles sont aussi celles des Progressistes Militants et des Conservateurs, groupes appartenant à la minorité active. Ainsi, il existe un espace politique pour l’articulation d’un récit mettant l’accent sur ces valeurs morales, et notamment sur les thématiques de l’emploi et du système de santé par exemple (sujets considérés comme parmi les plus importants par l’ensemble des sept « tribus »).

Effet questionnaire et stratégie électorale

Dense et riche en données, cette étude souffre d’un biais méthodologique et d’un problème en termes de débouché politique et électoral.

Le long questionnaire de l’étude n’inclue aucune question sur les attitudes socioéconomiques des Américains (vis-à-vis de la redistribution, du rôle de l’Etat dans l’économie, du travail, etc.). Il en résulte donc une typologie qui se base exclusivement sur les valeurs morales et culturelles, et la participation politique des répondants. Il est vrai que les politistes ont récemment montré que les valeurs culturelles, plus que la situation socioéconomique des électeurs, explique le vote en faveur de leaders populistes[2]. Mais depuis la défaite d’Hillary Clinton en 2016, des intellectuels progressistes américains ont dénoncé l’abandon du terrain socioéconomique par les cadres du Parti Démocrate[3] ; d’où l’émergence, déjà lors de la campagne des primaires de 2016, de figures comme celles de Berny Sanders réinvestissant ce terrain. Ainsi, balayer d’un revers de la main les questions socioéconomiques dans une étude aussi ambitieuse que celle-ci laisse un goût inachevé au lecteur curieux qui se demandera en quoi cela aurait modifié la typologie et les enseignements à en tirer.

Enfin, la principale préconisation qui ressort de l’étude, i.e. parler aux valeurs communes des Américains, fait face à un problème de stratégie électorale. L’identification d’une « majorité épuisée » implique que celle-ci doive jouer un rôle plus important dans le débat public américain. Parmi les 7 « tribus » d’Américains, la plus importante numériquement est celle des Désengagés (26%), qui constitue par ailleurs le noyau dur de la « majorité épuisée ». Ainsi, dans la perspective de constituer une nouvelle majorité politique et électorale à qui parler pour sortir d’une polarisation exacerbée, les Désengagés deviennent un groupe pivot. Or ils sont le groupe le moins à même d’être inscrit sur les listes électorales et le moins à même de voter aux élections locales ou nationales. C’est pourquoi tout récit politique qui les viseraient devraient nécessairement aller de pair avec une campagne citoyenne de terrain de sensibilisation et d’inscription sur les listes électorales. Heureusement, ces initiatives existent et ont même été au cœur de la campagne électorale des élections de mi-mandat en novembre 2018. La mobilisation dans ce sens d’un grand nombre d’organisations de la société civile, auprès des jeunes et des minorités ethniques, ouvre peut-être déjà la voie à un ou une candidat(e) qui ambitionnerait de reconstituer un nouveau « bloc social dominant » incluant les Désengagés.


[1] George LAKOFF, La guerre des mots ou comment contrer le discours des conservateurs, Les Petits Matins, 2014, pp. 14-15.
[2] Ronald F. INGLEHART et Pippa NORRIS, Trump, Brexit and the rise of Populism: Economic have-nots and cultural backlash, Harvard Kennedy School Faculty Research Working Paper Series, 2016.
[3] Mark LILLA, La gauche identitaire, Stock, 2018.