Présidentielle en Géorgie : espoir ou occasion manquée pour l’Europe ?

Emmanuel Macron a rencontré, le 19 février, Salomé Zourabichvili, présidente de la république de Géorgie – et ancienne diplomate française.

Investie le 16 décembre 2018, Mme Zourabichvili est devenue la première femme élue à la tête de son pays et, en dehors des pays Baltes, la première femme élue à la tête d’une ex-république soviétique. Autre symbole dont la nouvelle présidente de la république caucasienne se réjouira peut-être moins, il s’agissait de la première élection présidentielle depuis l’indépendance de la Géorgie en 1991 à nécessiter un second tour pour départager les candidats.

Et pourtant, une succession de réformes constitutionnelles, qui se concluront en 2024, sont en train de faire passer la Géorgie d’un système présidentiel à un système parlementaire. Le rôle du président de la République est d’ores et déjà devenu largement protocolaire et, à partir de 2024, le chef de l’Etat géorgien sera élu par un collège électoral de trois cents élus locaux et parlementaires : étonnant paradoxe que cette élection, qui a été tout à la fois la dernière élection présidentielle au suffrage universel pour un poste devenu symbolique et la plus âprement disputée des élections présidentielles depuis 1991.

Un nouveau chapitre de la confrontation entre les deux titans de la politique géorgienne

De nombreux observateurs ont expliqué ce paradoxe par le fait que cette élection était avant tout un référendum pour ou contre le parti au pouvoir depuis 2012, le Rêve Géorgien du milliardaire Bidzina Ivanishvili, dans un pays dont 62% des citoyens estiment qu’il va « dans la mauvaise direction », et 3% seulement que « l’économie va bien » (sondage NDI, juin 2018). Par rapport à 2008, les Géorgiens estiment ainsi que la situation a empiré en matière d’emploi, d’inflation, de corruption, mais aussi que la perspective d’une réunification avec les provinces occupées par la Russie s’est éloignée.

Si Salomé Zourabichvili était nommément une candidate indépendante, elle a été soutenue par le Rêve Géorgien. Son principal adversaire, Grigol Vashadze, représentait quant à lui l’UNM, parti de l’ancien président Mikhaïl Saakachvili, aujourd’hui réfugié aux Pays-Bas suite à plusieurs condamnations à des peines de prison dont il affirme qu’elles sont autant de représailles politiques. Dès lors, les élections se sont transformées en un nouveau champ de bataille entre les deux figures tutélaires de la politique géorgienne, et ont été marquées par une très forte polarisation, voire un « niveau extrême d’agressivité », selon le journaliste Thomas de Waal.

Mme Zourabichvili a notamment accusé dans les médias géorgiens d’anciens militaires restés fidèles à M. Saakachvili de l’avoir menacée de mort. Le député du Rêve Géorgien Gedevan Popkhadze déclarait pour sa part après le 1er tour que « si Vashadze l’emporte, ce serait un vrai pas vers la guerre civile en Géorgie », avant d’appeler à l’unité « pour empêcher les forces fascistes de revenir au pouvoir. » Transparency International rapportait également la création d’un groupe nommé, en toute simplicité, « Non au nazisme », dont l’objectif avoué était « d’empêcher l’UNM de revenir au pouvoir » – et ce groupe était suffisamment bien doté pour pouvoir ouvrir des bureaux sur l’avenue Roustaveli, les Champs Elysées de Tbilissi.

L’OSCE a salué la tenue d’un scrutin « compétitif », au cours duquel « les candidats ont pu faire campagne librement. » L’Organisation internationale a cependant déploré l’usage de ressources administratives en faveur de Mme Zourabichvili, ressources qui lui ont procuré un « avantage indu » et qui ont « brouillé les lignes entre le Parti au pouvoir et l’Etat. » Le chercheur Tornike Sharashenidze a pour sa part rapporté pour l’ECFR qu’à dix jours du second tour, la banque Cartu avait accepté de financer un plan gouvernemental visant à tirer un trait sur certaines dettes de 600 000 géorgiens – soit 15% de la population ! Rare acte de générosité bancaire, peut-être expliqué par le fait que cette banque appartienne à … Bidzina Ivanishvili. Tout ceci explique certainement le rebond de 10 points de la participation entre les deux tours (de 46% à 56%) qui a très largement bénéficié à Mme Zourabichvili et lui a permis de l’emporter malgré des reports de voix défavorables, plusieurs déçus de premier tour ayant fait corps derrière M. Vashadze. L’OSCE en a dès lors conclu que cela n’était « pas en adéquation avec la volonté de la Géorgie d’organiser des élections libres et équitables. » Les chercheurs Kornely Kakachia et Bidzina Lebanidze ont regretté, dans les colonnes du média en ligne Civil.ge, « des élections qui abîment la démocratie. »

Et pourtant, dans ce climat délétère, un objet majeur de consensus s’est fait jour : l’orientation européenne de la Géorgie, amorcée en 2003 après la Révolution des Roses menée par Mikhaïl Saakachvili.

L’Europe comme seul objet de consensus

L’UNM, héritier de Saakachvili, que Poutine s’est un jour publiquement juré de « pendre par les c******* », n’a jamais cessé d’affirmer cette orientation. L’un de ses principaux axes d’attaque contre Mme Zourabichvili avait d’ailleurs trait à ses propos ambigus, selon lesquels la Géorgie avait débuté la guerre de 2008 et appelant à une « approche pragmatique » avec la Russie. La candidate du Rêve Géorgien a bien essayé de rétropédaler, le mal était fait : des évêques de la très puissante et influente église orthodoxe géorgienne ont ainsi, selon La Croix, appelé à lui faire barrage, l’accusant d’être « soutenue par le Kremlin ». Salomé Samadashvili, députée UNM et ancienne ambassadrice de son pays à Bruxelles, a quant à elle déclaré que « les Géorgiens ne peuvent pas élire une traître à la tête du pays. Mme Zourabichvili répète les accusations mensongères que Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev n’ont de cesse de proférer contre notre pays. »

Les leaders du parti au pouvoir, dont les liens avec Moscou ont toujours été source d’importantes spéculations au vu du passé en Russie de M. Ivanishvili, qui y a bâti sa fortune, ont donc dû multiplier les gages d’allégeance à l’orientation pro-européenne de la Géorgie. Le Premier ministre Mamuka Bakhtadze a par exemple réaffirmé pendant la campagne que devenir membre de l’UE et de l’OTAN restait « la première des priorités » pour le pays. Mme Zourabichvili elle-même a déclaré, citée par La Croix, que « notre direction c’est l’OTAN et l’Union européenne. Il n’y a pas d’alternative. La Russie n’offre aucune perspective. »

Comme l’expliquait sur France Culture le chercheur Thornike Gordadze, ancien ministre d’Etat pour l’Intégration européenne sous Mikhaïl Saakachvili, remettre en cause cette orientation est en effet « quelque chose qui ne passe pas pour la plupart des électeurs, puisque depuis l’indépendance la grande majorité des Géorgiens considèrent que le pays doit se rapprocher au maximum de l’UE et de l’OTAN, et en devenir membre. » Un sondage de 2017 du Caucasus Research Resource Center montrait ainsi que 73% des Géorgiens étaient favorables à l’adhésion à l’UE, notamment car cela permettrait à la Géorgie d’être « mieux protégée contre les menaces étrangères. » Pour 84% des répondants, le soutien de l’Union européenne à la Géorgie était ainsi considéré comme étant important pour leur pays. En juin 2018, un sondage du National Democratic Institute montrait pour sa part que 81% des Géorgiens approuvaient la volonté affichée du gouvernement de rejoindre l’Union européenne, et 64% des répondants estimaient que ce sujet méritait d’être « beaucoup » abordé au cours de la campagne électorale, quand 25% estimaient qu’il devait l’être au moins « un peu ».

Quel rôle pour l’UE dans son étranger proche ?

L’Union européenne est souvent décriée par les citoyens de ses membres historiques. Comme le montrait une étude Elabe d’octobre 2018 pour l’Institut Montaigne, 38% des Français estiment que l’appartenance à l’UE a plus d’inconvénients que d’avantages, et 38% qu’elle a autant d’avantages que d’inconvénients.

Le consensus établi en Géorgie sur la trajectoire européenne du pays doit donc mettre du baume au cœur des Européens. Il est certes difficile de tirer des conclusions définitives et généralisables d’un pays dont 20% du territoire reste occupé par la Russie et qui n’a de cesse, depuis 15 ans, de chercher à s’extraire de la sphère d’influence de Moscou. Mais les Géorgiens nous envoient un signal clair : l’Europe conserve un attrait et un soft power importants. Si aucun acteur, à Tbilissi ou Bruxelles, n’évoque sérieusement une adhésion à court terme, l’UE aurait cependant tout intérêt à préserver et approfondir encore ses liens avec son voisinage proche, pour que cet attrait manifeste et l’influence européenne perdurent.

Or l’UE, en avalisant sans réserve le résultat de cette élection, en minimisant les dysfonctionnements constatés pendant la campagne, ne fait-elle pas figure de puissance démissionnaire, au risque de décevoir et le Géorgiens, et – surtout – ses propres citoyens ?

De nombreuses études Eurobaromètre démontrent en effet l’attachement des Européens aux valeurs de l’Union. Au printemps 2018, cette enquête révélait ainsi que la paix, les Droits de l’homme et la démocratie sont les valeurs qui représentent le mieux l’Union européenne aux yeux de ses citoyens. Un baromètre spécial publié en novembre 2018 établissait que le premier atout de l’Union, aux yeux des Européens, est le respect de la démocratie, des Droits de l’homme et de l’Etat de droit – devant la puissance économique de l’Union. Enfin, une étude Eurobaromètre de mai 2018 indiquait que 73% des Européens souhaitaient voir l’UE s’investir davantage dans la promotion de la démocratie dans le monde.

L’Union se renforcerait sans doute en faisant montre de plus d’exigences vis-à-vis de son « étranger proche », pour affirmer les valeurs qui fondent sa capacité d’influence et répondre, ce faisant, à une aspiration forte des citoyens européens.

 

Photo : Michel Euler – AP Photo