[Chronique] Sale temps pour les modérés

Chronique publiée dans Stratégies le 9 juillet 2021.

Longtemps la modération, de fond ou de forme, fut gage de sagesse. Les propos balancés, équilibrés, pesant le pour et le contre, laissant l’autre s’exprimer, créditaient l’émetteur d’une hauteur de vues gage de respectabilité. Sur tous les sujets, les modérés étaient écoutés, les « clivants» décriés. Progressivement, tout a changé : Drivés par la course au buzz, aiguisé par le « tweet clash », dopé au nombre de likes ou de retweets, les réseaux sociaux ont érigé la polémique en norme, fait de l’invective la nouvelle grammaire. Les médias eux-mêmes et pas seulement les chaines d’info ont fait du pour/contre l’angle de traitement d’un sujet. Effet boomerang normal pour certains qui considèrent que les modérés avaient tellement aseptisé le débat que leur consensus avait sur beaucoup de registres entretenu la pensée unique. Juste retour des choses pour d’autres qui déploraient la monopolisation du débat par quelques-uns et qui saluent aujourd’hui sa démocratisation. Logique enfin pour ceux qui estiment que l’accélération du monde et l’urgence des choix rend plus indispensables les alternatives claires et structurées. Sans doute.

Mais le balancier n’est-il pas allé trop loin ? La polarisation n’est elle pas en train d’appauvrir la qualité même des échanges ? Dans beaucoup de médias, chercher à apporter de la nuance dans un débat semble devenu mission impossible. Il faut monter le ton, faire vivre l’opposition pour faire de l’audience. Même les experts sont souvent sommés de choisir un camp en fonction des sujets traités. Quant aux réseaux sociaux, la modération, le regard posé et dépassionné y sont tout simplement synonymes de trappe à oubli. Il devient globalement difficile d’avoir un débat contradictoire et stimulant, et il devient compliqué de mener un échange ou l’on parvient à s’écouter.

La modération n’est pas qu’une question de ton et de forme. Elle est aussi conviction que la réponse aux défis du temps, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, ne se résout souvent pas à un oui ou à un non, à un tout a fait d’accord ou pas du tout d’accord. Récemment, par exemple, Yann Arthus Bertrand a surpris en déclarant : « En tant qu’écologiste convaincu, j’ai été antinucléaire très longtemps, mais je le suis un peu moins maintenant » ; « Il ne pourra malheureusement pas y avoir de transition énergétique durable sans le nucléaire », poursuivait-il. La modération, c’est aussi l’expression d’une nuance, d’un équilibre, la recherche d’une solution qui tienne compte des meilleurs arguments des uns et des autres pour dégager une position commune. Parfois une décision publique peut et doit être tranchée, parfois elle doit au contraire intégrer les avis divergents et composer avec eux.

Le débat présidentiel risque d’être inaudible

C’est ici que l’on peut se demander comment le débat présidentiel va s’ouvrir. Je ne parle pas de l’expression démocratique salutaire de toutes les sensibilités politiques qui chacune vont essayer de faire entendre leurs différences, quelle que soit leur positionnement politique ou leur degré de radicalité. Cela s’appelle la démocratie. Non, je pense plutôt au risque de confrontations inaudibles, de projets ensevelis sous les polémiques, de propositions contestées avant d’être exposées. Comment convaincre l’électeur dans ces conditions qu’il ne s’agit pas d’un théâtre d’ombres et susciter à nouveau son intérêt pour le débat démocratique ? Comment ensuite pour les responsables politiques réussir à rassembler et fédérer si on s’est imposé par le clivage ?

Personne ne peut dire aujourd’hui si la tendance à la polarisation du débat public va se poursuivre ou s’amplifier sur le long terme. La radicalisation de la société laisse peu de perspectives optimistes en la matière. Mais quand le débat aura été privé de son intérêt par la stérilité de l’affrontement, quand la centième polémique apparaitra vide de sens, quand les excès de forme auront fini de cannibaliser la richesse du fond, peut être que l’audience aura à nouveau envie d’autre chose. Pas d’un retour aux débats chloroformés d’avant bien sur, mais d’échanges curieux, d’alternatives argumentées, d’oppositions vives mais respectueuses de la parole de l’autre. Un retour à des temps normaux et plus sereins, ou les modérés et les clivants feront ensemble vivre le débat et assurer sa qualité.

Bernard SANANES