En décembre 2017, deux ans après la signature de l’Accord de Paris, entreprises, Etats, institutions publiques et philanthropes réunis au One Planet Summit rappelaient d’une même voix : « Nous sommes UNE SEULE planète ».
Cette évidence est devenue conviction, avec l’émergence d’une conscience mondiale de l’interdépendance de nos destins. En Asie, en Amérique, au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique et en Océanie, une large majorité des habitants affirme : « Quel que soit le pays dans lequel on vit, nos destins sont tous liés par les choix que nous faisons aujourd’hui en matière de lutte contre les pollutions » (étude Elabe pour Veolia réalisée auprès de 14 000 personnes dans 28 pays, décembre 2017).
La certitude de cette solidarité de destin s’accompagne d’un sentiment d’urgence qui traverse les frontières. Il prend des visages et adopte des formes d’action que nous ne connaissions pas jusqu’alors. En août 2018, Greta Thunberg inaugure la grève scolaire, un mode de mobilisation sans précédent. Sur tous les continents, les marches pour le climat se succèdent, avec une participation massive qui fait se côtoyer « bobos » et classes populaires. Et dans le monde entier, la judiciarisation fait son entrée dans l’arsenal de l’action climatique.
Sans ignorer les voix divergentes, la résistance tenace du climato-scepticisme et les arbitrages individuels et publics en défaveur de l’environnement, les préoccupations environnementales ont gagné en intensité, et elles ont surtout radicalement changé de nature. Et, ce faisant, elles ont dépassé les clivages sociologiques, idéologiques et partisans. En 2019, l’environnement s’est installé comme le problème de tous. Faudra-t-il écrire cette phrase au passé dans les prochains mois ?
Le jour d’« Après » ?
On ne dénombre pas les victimes d’un tsunami au moment où la vague se forme, mais lorsque l’eau reflue. Il est donc trop tôt pour les certitudes, mais des hypothèses se dessinent déjà.
La crise économique et sociale qui va traverser le pays ne remettra probablement pas en question la conscience de l’urgence écologique.
Pourquoi ? Parce que pollutions et dérèglement climatique font figure, en France, de faits qui ne supportent plus beaucoup la controverse. Les marchands de doute sur la réalité du danger n’ont plus ou que très peu voix dans notre pays. Si retour en arrière ou transformation il doit y avoir, ce n’est pas sur ce terrain qu’il sera le plus remarquable.
En revanche, écologie individuelle (comportements, acceptabilité de l’évolution de nos modes de vie) et écologie citoyenne (attentes à l’égard des entreprises et des politiques) pourraient …
… marquer le pas,
… ou s’amplifier,
… ou couper la France en 2.
Trois scenarii peuvent donc aujourd’hui se dessiner.
Scenario 1/ Reboot : L’écologie marque le pas
Par sa brutalité, son intensité et sa portée, la crise économique et sociale relativise la priorité que les Français accordaient à la question écologique. Elle rend à nouveau acceptable l’antagonisme du temps court et du temps long, de la fin du mois et de la fin du monde. Elle réhabilite majoritairement dans l’opinion le « remettre à plus tard » l’écologie.
Si le doute sur la faisabilité de conjuguer croissance économique, protection sociale et protection de l’environnement s’amplifie, l’hypothèse est probable.
Dans ce cas, le coronavirus pourrait enfoncer les deux fronts de « l’écologie individuelle » et de « l’écologie citoyenne ». Les Français pourraient :
- Se détourner ou se désinvestir des gestes qu’ils n’auront pas pratiquer pendant près de 2 mois (tri, apport volontaire, réparation, et don indispensable au réemploi) : perte de réflexe, fragilisation de la conviction de gestes « indispensables » puisque considérés non essentiels pendant la crise sanitaire et ayant pu être interrompus.
- Considérer que face au risque d’infection par le coronavirus, la fin du plastique à usage unique auquel ils adhéraient sans réserve en février 2019 doit être différée (perméabilité aux argumentaires faisant la promotion d’un plastique à usage unique « hygiénique », « geste barrière »),
- Ne pas comprendre, voire juger peu acceptable les discours de sobriété et d’efforts alors même que leur pouvoir d’achat est dégradé ou incertain, leur emploi est menacé ou détruit et que le discours des acteurs économiques et des pouvoirs publics serait à la relance de la consommation pour une relance économique socialement salvatrice.
- Renoncer à une consommation « activiste » parfois plus onéreuse (responsable, bio, équitable, …) au profit d’un prix bas imposé par l’incertitude pesant sur le pouvoir d’achat ; ou faire le choix revendiqué du plaisir à libérer sa consommation de toute considération environnementale ou éthique après des mois de peur et de contrainte.
- Estimer que, si le discours du « remettre à plus tard » les engagements environnementaux est acceptable pour les entreprises au motif de la sauvegarde de l’emploi, il peut également valoir pour eux. Et ce faisant les exonérer de poursuivre les efforts engagés avant la crise.
Nous reviendrions alors, en matière d’opinion, à la situation des années 90, les doutes sur la réalité du danger climatique en moins.
Autrement dit, l’environnement inquiéterait, mais l’attention d’une majorité se porterait sur un incendie jugé plus violent, plus brûlant et serait convaincue ou se laisserait convaincre que pour l’éteindre, il faut choisir ses combats.
Scenario 2 / Reset : l’épidémie comme catalyseur
Mais la crise pourrait également consolider l’aspiration au développement d’un autre modèle économique, faisant la part belle à l’environnement (81% pensaient qu’un autre modèle économique était indispensable en janvier 2020). La quête d’une société « différente » s’exprime déjà spontanément quand on demande aux Français ce qu’ils aimeraient changer dans le monde d’après.
Dans ce scénario, 3 mouvements d’opinion ou évolutions des pratiques se font jour :
- La sacralisation de la santé : l’épidémie pourrait renforcer le lien entre santé et environnement, comme le lien entre santé et alimentation. Depuis le début du confinement, la dynamique de la consommation bio accélère. Les ventes ont augmenté en magasins bio spécialisés comme en grandes surfaces (ce qui n’est pas un effet des pratiques de stockage liées au confinement : le 30 mars 2020, le cabinet Nielsen relevait une croissance des ventes des produits bio en grandes surfaces de 63%, contre 40% pour les produits conventionnels, comparé à la même date en 2019. Cet écart de 23 points est supérieur à celui enregistré début février, traduisant bien un report des achats du conventionnel vers le bio en grandes surfaces). Les citoyens que nous interrogeons évoquent un terme que l’on entendait peu avant : « hygiène de vie ». Ce faisant, il pourrait rendre encore plus concernante, pour soi, la protection de l’environnement et inacceptable son sacrifice, même sur l’autel de la nécessaire relance économique. « Quoi qu’il en coûte »…
- La critique de la mondialisation avec le besoin de redevenir « autonomes », et de produire et consommer local, ouvrant la voie à une économie circulaire au niveau des territoires. La démonstration de la plus grande résilience des circuits courts pendant la crise pourrait convaincre et encourager les Français à y avoir recours ou à encourager leur développement là où ils vivent.
- Sous l’effet de la sédentarité et des contraintes imposées par le confinement, la consommation des Français a chuté de 35% en un mois. Les achats ont été drastiquement réduits. Cette « expérience » radicale pourrait faire office de révélateur et inciter une partie de nos concitoyens à reconsidérer ce que sont les besoins « réels » de consommation, rendre envisageable une « sobriété heureuse ».
Qu’en restera-t-il dans quelques mois ? Peut-être la mue d’une écologie de la planète en une écologie de l’homme et du territoire, encouragée par une attention nouvelle ou redécouverte à l’hygiène de vie, et l’exigence d’autonomie de l’endroit dans lequel on vit.
Scenario 3 / L’écologie coupe la France en 2
Troisième hypothèse : c’est la voie du milieu, qui réunit les deux premières hypothèses, et peut-être le scénario du pire puisqu’il viendrait ajouter l’écologie à la liste des motifs d’affrontements entre nos concitoyens.
Les Français les plus résilients (peut-être en partie « protégés » par un capital économique, social et culturel qui pourrait amortir les effets de la crise) font le choix et ont les moyens de creuser le sillon de l’écologie individuelle et citoyenne.
Les Français les plus précaires sont contraints de renoncer sous le regard culpabilisateur de ceux qui ont encore les moyens d’agir. La crise de l’emploi, du pouvoir d’achat, la souffrance sociale priorisent les combats et imposent aux classes moyennes, aux milieux populaires, de remettre à plus tard. Déjà l’écart se creuse entre les cadres qui sont près de 4 sur 10 à considérer que l’environnement doit être une priorité de la suite du quinquennat contre 16 % chez les CSP-.
Le scénario est sans doute ici simplifié, la réalité sera sûrement plus nuancée et complexe. Il ne faut pourtant pas l’exclure si les plans de relance et l’investissement local font l’impasse sur la « clause environnementale ». La résistance écologique s’organisera là où elle le peut. Mais l’opinion ne parlera plus d’une même voix, comme elle le faisait encore en février 2020, quelques jours avant que le coronavirus ne confine la France. La question environnementale viendrait ainsi fracturer encore davantage « La France en morceaux » que nous décrivions au moment de la crise des Gilets Jaunes.
Laurence Bedeau
Crédit image : Pixabay / annca