Les mots de la France 2018 (haute définition)
Avant le vacarme de la campagne présidentielle, nous tracions le portait d’un pays marqué par les stigmates de la crise mais qui avait soif de retrouver des valeurs perçues alors comme fragilisées. D’une France semi-nostalgique, mais refusant l’immobilisme, prête à la résistance et en quête d’un sens commun. D’un Etat qui avait du mal à assurer la cohésion sociale face à l’atomisation des rapports sociaux mais d’une croyance forte en une République-bouclier. D’une France en quête d’un nouveau leadership qui saurait réconcilier, écrivions-nous, « De Gaulle et les Start-ups », « la France de la peur et la France du mouvement ».
Quel impact la campagne présidentielle, l’arrivée d’une nouvelle génération politique, le début d’amélioration de la situation économique, ont-ils sur l’état d’esprit de notre pays ? Avec quels mots les Français interrogés pendant plusieurs semaines fin 2017, décrivent-ils le pays et ses évolutions ?
I – Une France qui retrouve ses couleurs
Ce sont d’abord les évolutions des représentations de la France, frappantes en 18 mois par leur amplitude et leur nature, qui interpellent : au-delà des slogans de campagne et des injonctions partisanes, la France est bel et bien en mouvement.
Sur les 87 mots testés en juin 2016 et en décembre 2017, 75 voient leur attribution à la France évoluer.
En juin 2016, chômage, crise, et grèves étaient les mots que les Français attribuaient le plus à la France. En 2018, Marseillaise, Droits de l’Homme, Général de Gaulle dessinent le nouveau trio iconique d’un pays qui commence à se retrouver et veut puiser dans ses marqueurs une nouvelle énergie mobilisatrice.
Les trois composantes de la devise républicaine « Liberté Egalité Fraternité » progressent eux d’un même et double mouvement.
Première en perception, avec le respect et le courage (8,5/10 N/P), l’attribution de la liberté au pays est cependant plus faible (6,5/10 NC/C) laissant entrevoir une aspiration à aller plus loin pour « libérer » le pays de ses contraintes et de ses blocages. Et sans nul doute le sentiment d’une liberté dont l’accès est encore jugé inégal selon les groupes socioéconomiques (les catégories populaires et les moins de 25 ans attribuent encore significativement moins la liberté à la France qu’ils vivent que les cadres et les séniors).
Ce qui, en 2016, dessinait une France couleur sépia, des symboles jugés très positifs mais peu attribués à la France d’alors, boucliers d’un modèle dont on craignait l’effondrement, prend en 2018 de nouvelles couleurs. Qu’il s’agisse des piliers Armée, Police, Sécurité Sociale, des acteurs de la société comme les entreprises (+0,8 NC/C), l’Ecole (+0,8 NC/C) et l’Université ou les services publics (+1 NC/C), des constituants tels que la République (+0,9 NC/C) et la Nation (+0,7 NC/C), les fondamentaux du pays semblent revitalisés. Comme si le discours sur les atouts de la France, largement tenu pendant la campagne présidentielle et depuis mai 2017, incarné par le nouveau président de la République, avait fini par infuser.
Car on ne peut évidemment pas lire l’évolution sans la corréler à l’alchimie de l’élection présidentielle et aux premiers mois d’Emmanuel Macron. Sans lui attribuer tous les mérites de ce nouveau regard porté sur le pays, son élection agit incontestablement comme un révélateur ou un accélérateur.
Ainsi, le retour en force de l’Etat, de l’ordre et de l’autorité, à la peine en 2016, fait écho à la verticalité du pouvoir qu’il cherche à installer. La perception de l’autorité progresse également (6,2, +0,6 N/P), et figure parmi les mots les moins clivants. On peut y voir l’aspiration à « ce qu’il faut » d’autorité et le refus de ce qui s’approcherait de près ou de loin à de l’autoritarisme.
La progression de concert des mots diplomatie et grandeur, comme du patriotisme, marquent la satisfaction du retour de la France sur la scène internationale, alors que l’attribution nettement supérieure de l’Europe à l’image de la France confirme que nos concitoyens se sentent plus attachés à l’idée européenne quand ils pensent que leurs dirigeants y retrouvent le rôle de pilote ou de co-pilote.
Enfin, la politique, qui aurait pu sortir éreintée de cette longue campagne, s’éloigne du purgatoire. Toujours connotée négativement, son attribution à la France progresse cependant sensiblement. Comme si tous les 5 ans, malgré les déceptions et les promesses non tenues, les Français acceptaient, même brièvement, de tendre à nouveau l’oreille et voulaient espérer en la politique.
II – L’envie d’avoir envie
Un bloc de valeurs auxquelles les Français aspiraient déjà (mots jugés très positifs mais ne correspondant que plus modérément à l’image de la France) se déplace sur l’axe horizontal du mapping : optimisme et espoir de manière spectaculaire, progrès et confiance de manière sensible. Le pays se découvre aussi une nouvelle audace (+1 NC/C), affiche de la fierté (+1 NC/C) et retrouve plus d’ambition.
Le courage, déjà classé parmi les trois premiers mots les plus positifs en 2016, voit sa perception et son attribution à la France progresser. Moins attribué qu’il n’est bien noté, il indique aux politiques le chemin qui leur reste à parcourir pour renouer avec la force du roman national incarné dans l’étude par la progression de la figure du Général de Gaulle.
Est-ce le souvenir de « l’homme du non » au déclin qui est aujourd’hui réactivé ? Est-ce le dépassement du clivage droite-gauche par le rassemblement ? Ou est-ce l’évocation d’une période de transformation positive qui réapparait, en même temps d’ailleurs – ironie de l’histoire – que les évènements de Mai 68 dont l’évocation progresse aussi à l’approche des commémorations de leur cinquantenaire ?
Ces mouvements réactivent des moteurs dans la sphère économique et sociale.
Assez loin du mythe d’un peuple durablement fâché avec l’économie, la perception de la compétitivité (+1,1 NC/C) rappelle que les évidences ont réussi à dépasser les polémiques. PME, TPE et entreprises affirment leur rôle dans l’image que les Français dessinent de leur pays. Entrepreneurs et chefs d’entreprise affichent des résultats solides.
Symptôme d’une prise de conscience nationale de l’enjeu des compétences sous l’effet de la pédagogie macronienne, l’apprentissage fait irruption en tête de classement, devant l’école et les diplômes pourtant en progression. Cette perception très positive laisse entrevoir, parallèlement au bon score du travail manuel, la conviction que la cohabitation de différents modèles de réussite (7,7 N/P) peut faire demain la force du pays.
Si le travail et le mérite sont également plus attribués à la France de 2018, on notera aussi l’espoir, encore fragile, que l’ascenseur social (+1 NC/C) se remette à fonctionner.
III – Des tensions moins fortes à l’exception des sujets liés à l’identité
Alors que la crise est toujours présente, durement ressentie, sa violence semble s’atténuer dans le regard d’une partie des Français. Est-ce dû à l’accoutumance face à une situation qui n’a que trop duré ? Est-ce le premier frémissement micro-économique de l’amélioration des indicateurs macro-économiques ? C’est d’autant plus surprenant qu’au moment où nous réalisons l’étude, si des changements sont à l’œuvre, les résultats tangibles ne viennent pas encore apporter de confirmation à ce pronostic. Mais les Français, au moins une partie d’entre eux, semblent avoir changé de lunettes.
Sans basculer dans un optimisme béat, la confiance, encore modérée, est en progression (5,2 NC/C). Ils semblent avoir troqué le pessimisme pour un regard plus volontariste.
Des mouvements de large amplitude en attestent : le recul spectaculaire de l’attribution des mots chômage (-1,7 NC/C), pauvreté (-1,6 NC/C), crise (-1,7 NC/C) et déclin (-1,6 NC/C) à l’image que l’on se fait de la France. Il en va de même pour les dettes.
Traduction de tensions moins fortes dans la société, le positionnement de plusieurs mots semble confirmer un début d’apaisement. Le dialogue, la fraternité, la solidarité sont plus attribués et l’expression de cohésion sociale affiche la plus forte progression sur l’axe positif/négatif. La tolérance suit la même trajectoire. Le front social offre une illustration intéressante de cet état d’esprit. Si l’image des syndicats progresse légèrement, les grèves comme moyen d’action reculent en perception et en attribution.
Apaisement politique également, on note un recul très sensible de l’image de l’extrême-droite et de l’extrême-gauche. Séquelle de la campagne présidentielle et preuve du coup d’arrêt porté à la stratégie de dédiabolisation, l’extrême-droite apparaît comme le mot le plus clivant sur l’axe positif/négatif. Testé en tant que tel, le clivage droite/gauche apparaît artificiel (3,9 N/P), même si droite (4,5 N/P) et gauche (4 N/P) conservent leurs partisans.
Toutes les sphères du débat public ne connaissent pas cet apaisement.
Sans doute perçu à présent comme une forme de violence verbale, le dégagisme – figure vedette de la campagne électorale – serait-il passé de mode ? Il obtient en tout cas une note médiocre de 3,9 sur l’axe positif/négatif. Autre incontournable de la campagne, le revenu universel apparaît comme un des plus polarisants notamment en fonction de la préférence partisane (soutiens farouches de la gauche non socialiste 6/10 vs. détracteurs virulents à droite 3,4/10). L’assistanat continue de cristalliser le rejet.
Mais surtout, la crispation identitaire s’affirme comme le foyer de tension le plus aigu de la société. Dans un ensemble noté très négativement autour de 3/3,5, les mots migrants, réfugiés, immigration, Islam témoignent du durcissement de l’opinion. L’immigration en double recul semble encore plus rejetée qu’en 2016 (-1,6 NC/C). Ambivalence des sentiments ou bonne conscience, le mot racisme reste mis à distance par une forte majorité. Diversité échappe à ces jugements négatifs, portée et attribuée plus fortement par les jeunes, les CSP + et les Franciliens.
IV – Mais une peur diffuse et une défiance latente
Cette vision d’une France en mouvement qui retrouve de l’envie dessine-t-elle le portrait d’un pays subitement sorti de ses difficultés, et partageant dans l’harmonie un nouvel optimisme ?
Evidemment non. Car les mouvements observés n’estompent ni les peurs profondes, ni la souffrance sociale.
Il convient d’abord de rappeler que, malgré leur plus solide attribution à la France, la confiance et l’optimisme restent fragiles et ne sont encore que partiellement partagés.
Les piliers du macronisme, qu’il s’agisse de la transformation, du rassemblement, des premiers de cordée ou de la flexibilité, suscitent un regard prudent. Si la volonté de changement est saluée dans les enquêtes, les réformes (5 ; -0, 4 N/P) continuent de susciter le scepticisme, associées dans les esprits à la crainte de la perte d’avantages et du retour en arrière.
La peur, diffuse, reste ancrée dans les esprits.
Terrorisme et attentats (notamment chez les femmes et les jeunes) sont les deux mots qui suscitent aujourd’hui, parmi les 124 testés, le plus fort rejet. Comme le confirmait l’enquête réalisée par ELABE fin décembre, les actes terroristes en France et dans le monde ont été l’évènement le plus marquant pour les Français en 2017, preuve de la perception d’une menace permanente, omniprésente et sans frontière.
Peur du chômage, de la crise, des inégalités, de la précarité, de la pauvreté qui, malgré leur plus faible attribution au pays, restent extrêmement présents dans le quotidien de nombreux Français, notamment dans les milieux populaires.
Des mots qui nous rappellent que, non, toute la France n’est pas en marche.
Des mots dont les clivages qu’ils suscitent laissent percevoir deux diagnostics opposés de la France : si les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et dans une moindre mesure de Marine Le Pen considèrent qu’ils sont constitutifs de la France d’aujourd’hui, les électeurs d’Emmanuel Macron et de François Fillon les mettent désormais au second plan du portrait qu’ils dessinent du pays.
Au-delà des fractures sociodémographiques objectives qui traversent notre pays, semble aujourd’hui s’ajouter le capital inégal d’espoir dont disposent nos concitoyens. Se substituent au pessimisme hier consensuel, deux attitudes dissonantes face à l’avenir de la France.
Dans ce contexte, l’aspiration à l’égalité, réaffirmée dans l’étude, pointe pour les gouvernants le risque politique, dans tous les électorats – égalité étant un des mots les moins clivants – d’une politique qui serait perçue comme injuste socialement. La question du pouvoir d’achat reste centrale (4,7 NC/C) et la forte polarité des impôts montre que la question du pacte fiscal et de la justice sociale, n’a pas été tranchée par la campagne présidentielle et encore moins par la discussion budgétaire.
Et les peurs, face aux conséquences sur l’emploi des évolutions technologiques liées à la robotisation, l’intelligence artificielle et l’ubérisation, sont collectives.
Enfin, si la défiance n’occupe plus le devant du tableau, elle n’a pas disparu. Le rapport aux media et aux partis politiques est toujours teinté de mécontentement et de soupçons (4,3 et 3,6 N/P). Cette relation dégradée avec ces acteurs mal-aimés de notre démocratie illustre la difficulté de la France de 2018 à se projeter dans une vie citoyenne apaisée.
Engagement phare du début du quinquennat, la moralisation de la vie politique suscite le doute quant à sa réalité, notamment chez les plus jeunes. La transparence reste peu attribuée (4,7 NC/C) et ne dépasse pas les clivages politiques. La simplification reste une promesse devenue chimère à force de répétition (4,6 NC/C).
Conclusion
Distance face à une amélioration de la situation qui, à date, ne concernerait certains Français que de loin, peur face aux insécurités collectives et personnelles, sentiment d’injustice fortement ancré, viennent donc confronter la volonté marquée de tourner une page dépressive, de renouer avec un esprit de conquête, de retrouver un sens mobilisateur et une fierté réaffirmée.
Si elle apparaît plus apaisée qu’il y a quelques mois, cette confrontation illustre bien le risque d’une France à deux vitesses : l’une affirmant avec force l’envie d’y croire, prête à se convaincre qu’elle a les atouts pour s’engager dans ce renouveau. L’autre constatant qu’à date elle n’a pas les moyens d’y croire, qu’elle ne dispose pas des armes pour lutter contre son déclassement, et qu’elle doit faire face le plus souvent seule à ses peurs et à son sentiment d’injustice.
Un dernier regard sur le mapping suffit pour se convaincre de cette tension : les deux mots crise et espoir sont placés exactement au même niveau pour l’image que nos concitoyens se font de la France.
A la lecture des Mots de la France Edition 2018, et après avoir d’abord constaté l’incontestable réveil d’une France qui s’est mise en mouvement, c’est cette tension entre l’envie et la peur, entre une France embarquée et une France risquant d’être laissée à quai qui apparaît désormais comme le vrai défi du quinquennat.
Retrouvez l’analyse des Mots du 2nd tour de l’élection présidentielle
Méthodologie de l’étude Les Mots de la France 2018
2ème édition de l’étude « Les Mots de la France », réalisée du 1er novembre au 19 décembre 2017 auprès de 8 échantillons représentatifs de la population résidente de la France métropolitaine âgée de 18 ans et plus, interrogés par internet. La 1ère édition a été réalisée du 10 mai au 22 juin 2016, selon la même méthodologie. https://elabe.fr/mots-de-france/
La représentativité des 8 échantillons de 1.000 personnes a été assurée par la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : sexe, âge et profession de la personne interrogée, après stratification par la région de résidence et la catégorie d’agglomération.
124 mots testés (dont 87 communs aux deux éditions) : chaque personne de l’échantillon voit les mots apparaître, l’un après l’autre, sur l’écran de son ordinateur. Elle est invitée, pour chaque mot, à en évaluer la perception sur une échelle de 0 à 10 (veuillez indiquer si ce mot évoque pour vous quelque chose de positif ou de négatif) et l’attribution à la France sur une échelle de 0 à 10 (veuillez indiquer s’il correspond ou ne correspond pas à l’image que vous avez de la France). L’ordre de passage des mots est aléatoire, autrement dit les mots apparaissent dans un ordre différent pour chaque personne interrogée.
Dans l’analyse, la note moyenne obtenue sur l’axe « négatif / positif » est abrégée par N/P. Celle obtenue sur l’axe « ne correspond pas / correspond à l’image de la France » est abrégée par NC/C.