Zadistes d’un côté, CRS de l’autre : la carte de France des grands projets donne de plus en plus souvent le spectacle d’une « démocratie de l’affrontement », où il n’est plus possible de s’écouter ni d’avancer ensemble. L’analyse de ces débats apporte pourtant quelques pistes pour rétablir le dialogue entre les territoires et les décideurs.
L’acceptabilité, enjeu croissant du débat public
Barrage de Sivens dans le Tarn, aéroport de Notre-Dame-des-Landes en Loire atlantique, éoliennes dans le Nord ou dans l’Aveyron : depuis plusieurs années, de nombreux projets d’aménagement du territoire suscitent une opposition croissante, qui conduit souvent à d’importants retards, voire à leur annulation pure et simple. La « carte de France des projets contestés » (une cinquantaine aujourd’hui) devient ainsi un panorama étrangement familier, que les media actualisent à chaque nouvelle polémique : quels sont les principaux théâtres d’affrontement dans le pays ? Quel projet local risque de devenir demain le « nouveau Notre-Dame-des-Landes » ?
Dans ces différents « cas locaux », c’est souvent la même histoire qui se répète :
- L’annonce d’un projet, autour d’une ambition forte : désenclaver le territoire, stimuler l’activité, etc.
- Une remise en cause de ce projet par une partie des habitants, parfois dès le stade des réunions publiques qui visent à en faire la pédagogie.
- Une contestation qui se structure sur la place publique, par des manifestations, et/ou devant les tribunaux par des recours administratifs et judiciaires.
- Une mobilisation plus « militante » qui émerge, sur le modèle de la ZAD ; et qui parfois débouche sur des affrontements violents avec les forces de l’ordre, achevant de donner une visibilité nationale au sujet.
Les histoires se ressemblent, parce qu’au fond, le débat est le même : c’est celui de « l’acceptabilité » de ces projets ; c’est-à-dire de leur capacité à susciter ou non l’adhésion auprès des populations concernées. Le Monde s’inquiétait récemment de son déclin, en termes très directs : « Peut-on encore ouvrir des sites industriels en France ? ». La question pourrait surprendre, quand on sait que 63% des Français se déclarent favorables aux grands projets de construction et d’aménagement du territoire[1]. Elle pose en réalité l’enjeu des critères de l’acceptabilité : quels sont les éléments de perception qui conduisent l’opinion à adhérer à un projet, ou au contraire à le rejeter ? Qu’est ce qui rend un projet « acceptable » ou « inacceptable » ?
Pour répondre à cette question, il est intéressant de se pencher sur cinq cas, représentatifs des deux principaux profils de projets concernés : les infrastructures publiques répondant à une logique d’aménagement du territoire, et les infrastructures privées répond à une logique d’activités commerciales. Ces cinq cas sont les suivants :
- Cigéo, le projet de l’Andra (agence nationale de gestion des déchets radioactifs) à Bure, dans la Meuse : un site pour enfouir 3,2% des déchets nucléaires français, représentant 99% de la radioactivité du parc nucléaire.
- Europacity, le projet de parc d’activités et de loisirs de 80 hectares porté par Ceetrus, la filière immobilière d’Auchan, dans le « triangle de Gonesse » en Ile-de-France.
- Le Center Parc de Roybon, en Isère, porté par le groupe de résidences de tourisme Pierre & Vacances.
- La « ferme des 1 000 vaches », dans la Somme.
- La ligne très haute tension d’Avelin-Gavrelle, dans le nord, porté par RTE (la filiale d’EDF en charge du réseau public de transport d’électricité haute tension en France).
Territoires contre décideurs
Dans chacun de ces cas, la question posée par l’opposition peut être résumée de manière très simple : « pourquoi devrions-nous accepter ce projet chez nous ? ». Si la pertinence des grands travaux d’aménagement ou d’équipement est interrogée, voire contestée dans son principe, cela semble d’abord être sur le critère de la légitimité de décision de celui qui en prend l’initiative. L’opposition formée par les associations et militants locaux fait apparaître, dans son vocabulaire, son argumentation, et les modalités de son action, une volonté de se réapproprier le territoire contre des influences extérieures perçues comme « intrusives ».
Les « décideurs » identifiées par les militants, et contre lesquels ils se mobilisent, sont souvent moins des personnes ou des entités précises que de grandes catégories d’acteurs : « L’Etat », « les entreprises », « les lobbies », « la finance ». On peut formuler l’hypothèse que cette grille de lecture résulte en partie de l’imbrication des polémiques locales avec de grands débats de société : « l’hyperconsumérisme » pour Europacity (et dans une moindre mesure, le Center Parcs de Roybon), l’industrialisation de l’agriculture pour la ferme des 1 000 vaches (qui a notamment servi de rampe de lancement au terme « ferme-usine »), ou encore le développement de la filière nucléaire en France pour Cigéo. A contrario, la ligne THT d’Avelin Gavrelle n’a pas « cristallisé » de grand débat, et c’est sans doute ce qui explique à la fois sa plus faible contestation, et sa moindre médiatisation.
Ces projets « apportés par d’autres » sont alors perçus comme des menaces pour la souveraineté et l’intégrité du territoire, en ce qu’ils dépossèdent les habitants de leur capacité à décider de ce qui est « bon pour eux ». Certains media se réapproprient d’ailleurs ce point de vue en anglant leurs articles sur un thème bien connu des Français : celui du « villages d’irréductibles qui résiste à l’envahisseur », notamment dans le cas du Center Parcs de Roybon.
En réaction, on assiste à un appel à se « réapproprier le territoire », qui passe par des formes de mobilisations politiques et citoyennes classiques (manifestations, recours en justice, etc.), mais également par une forme de résistance plus originale, et que l’on pourrait qualifier d’« organique » : il faut faire corps avec son territoire pour l’aider, symboliquement, à lutter contre les agressions de l’extérieur. Ce mot d’ordre semble par exemple être celui du mouvement des « hiboux », ces militants « anti-Cigéo » qui ont choisi d’occuper le Bois-Lejuc (où doit être construit une partie des équipements), en s’installant dans les arbres. Ici, la radicalité politique s’accompagne d’une forme de mystique du retour aux sources : les militants promettent d’ « empaysanner la lutte » et de reprendre une forêt « qui leur appartient ».
Trois clés pour renouer le dialogue
Cette polarisation croissante entre les territoires et les « décisions prises par d’autres » rend-elle impossible la création de nouveaux sites industriels en France ? Pas si vite ! Car Bure, Europacity, Roybon, la ferme des 1 000 vaches et Avelin-Gavrelle ne sont pas devenus d’un seul coup des théâtres de conflit. Il a généralement éclaté quand le dialogue s’est rompu, quand les arguments des « pour » et des « contre » ont semblé trop inconciliables. Et il a pu s’aggraver quand le clivage s’est cristallisé autour de ces deux camps bien identifiés, sans qu’y prenne part une large partie de la population (notamment dans le cas d’Europacity et de la ferme des 1 000 vaches). L’histoire aurait sans doute pu se dérouler différemment, en identifiant en amont certaines attentes des habitants, et en y répondant très concrètement.
L’analyse approfondie des débats permet d’identifier 3 critères essentiels de « l’acceptabilité » des projets.
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Quel que soit le porteur du projet, il doit établir un dialogue ouvert et sincère avec les habitants, de manière à les associer directement aux décisions clés.
Tous les projets étudiés ont en commun d’avoir organisé, à un moment où à un autre, des réunions publiques avec les habitants pour débattre avec eux de leur contenu et de leurs modalités.
Néanmoins, ces débats ont pu paraître « factices », pour plusieurs types de raisons : parce qu’ils arrivent trop tard dans l’élaboration du projet (il n’y a presque plus rien à décider, presque plus de marges d’aménagement), parce qu’ils arrivent trop tôt dans l’agenda politique (par exemple, décider de la politique énergétique du territoire alors que la loi de transition énergétique n’a pas fixé les grands principes), ou parce qu’ils sont trop techniques et ne permettent donc pas aux habitants de s’approprier les enjeux.
Cette rupture du dialogue n’est pas une fatalité : pour être informés d’un projet dans leur région, les Français préfèrent les réunions publiques (79%) aux campagnes de communication dans la presse (70%) ou les réseaux sociaux (54%)[2]. La véritable question est celle du caractère « actif » du rôle que l’on prête aux citoyens : ils ne souhaitent pas seulement être informés selon une logique descendante, mais pouvoir contribuer aux décisions clés. Une attente qui s’exprime dans leur classement des moyens de consultation qui peuvent être mis en place dans le cadre d’un projet : le référendum local et le comité de suivi incluant des acteurs de la société civile arrivent en tête (75% chacun), devant l’instance de dialogue experts-société civile (65%), et devant une campagne de porte-à-porte pour recueillir les opinions des populations concernées (64%).
Autant de chiffres qui nous montrent que la communication entre les décideurs et les habitants ne doit pas seulement servir à « emballer le cadeau » (comme ont pu le reprocher des militants anti-Cigéo), mais à le construire ensemble.
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Le projet doit être vertueux écologiquement et préserver le cadre naturel.
Interrogés sur les critères prioritaires pour évaluer l’intérêt d’un grand projet local, 31% des Français citent en premier la protection de l’environnement[3].
De fait, dans les cas étudiés, la préoccupation environnementale apparaît comme un dénominateur commun essentiel des oppositions : elle contribue largement à structurer, cristalliser, et fédérer chacune d’elles.
L’impact environnemental des projets peut être mis en cause à travers de nombreuses dimensions : risque de pollution nucléaire dans le cas de Bure, destruction des ressources naturelles dans les cas de Roybon (zones humides) et Europacity (terres agricoles) ou encore souffrance animale dans le cas de la ferme des 1 000 vaches. Deux critères jouent un rôle majeur dans l’évaluation de cet impact :
- Il doit être grave et irréversible ; la pollution nucléaire redoutée à Bure en étant emblématique, puisque la longévité de la radioactivité pose la question de la « mémoire » d’un territoire : comment prévenir nos descendants que sont enfouis, à 500 mètres sous leurs pieds, des déchets qui peuvent présenter de graves risques pour leur santé et l’environnement?
- Il doit porter sur le fond du projet, plutôt que sur ses modalités : dans le cas de la ferme des 1 000 vaches, c’est la notion même d’intensification de l’élevage qui pose problème ; tandis que dans le cas de la ligne THT d’Avelin-Gavrelle, le « nerf » de l’opposition est la défiguration du paysage par les pylônes, finalement résolu quand un nouveau tracé de la ligne fait consensus auprès des habitants.
Au-delà de l’impact environnemental « global » des projets, qui peut se mesurer en tonnes de CO2 émis ou d’énergie consommée, ce qui leur est reproché est la destruction du « cadre naturel » local, c’est-à-dire de la nature en tant que patrimoine observable et vivant dans lequel nous vivons nous-mêmes. Les projets les plus médiatisés sont ainsi ceux qui comptent, dans leur corpus d’articles, une prédominance des mots évoquant la nature dans ce qu’elle a de plus symbolique et de chargé d’affect : la forêt, la terre et l’eau ; plutôt que l’écologie ou la biodiversité, qui sont des termes plus abstraits.
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L’utilité du projet doit être locale et bénéficier aux habitants.
Souvent accolée à ces projets par les militants, l’étiquette « grands projets inutiles et imposés », qui a fait l’objet d’une charte officielle (dite « charte d’Hendaye ») dès 2010, souligne combien le reproche de l’inutilité est lié à celui du manque de légitimité.
Bien entendu, tous les projets étudiés ont mis en avant des messages forts sur l’ambition qu’ils portent : « protéger les générations futures de nos déchets nucléaires » pour Cigéo, « créer un lieu de vie inédit au sein du Grand Paris » pour Europacity, « renforcer la compétitivité des exploitations laitières, en changeant d’échelle » pour la ferme des 1 000 vaches.
Mais la plupart de ces messages nourrissent l’opposition, pour deux raisons :
- L’ambition mise en avant est par essence nationale (la gestion des déchets nucléaire, la compétitivité du secteur laitier), alors qu’elle est portée auprès de publics locaux, préoccupés avant tout par l’intérêt de leur territoire.
- Par leur coût (20 à 32 milliards d’euros pour Cigeo) ou leur envergure revendiqués (80 hectares d’activités pour Europacity), ces projets revêtent un « gigantisme » qui inquiète : les grands chiffres ne font plus rêver, et font au contraire se demander si « ce projet est bien raisonnable »
A contrario, l’utilité sera mieux perçue si elle s’exerce au niveau local et qu’il s’agit d’une utilité « à taille humaine », qui bénéficie directement aux habitants. Outre la protection de l’environnement, déjà citée, l’attente majeure adressée par les Français pour les grands projets est celle de l’amélioration de leur quotidien : ils sont 25% à citer en premier la capacité du projet à répondre à ses besoins quotidiens et à ceux des habitants de la région (équipements, loisirs, commerces, etc.), et 22% à citer en premier l’impact économique pour la région (équipements, loisirs commerces). [4]
Coconstruit, respectueux de l’écologie locale, et améliorant le quotidien des habitants : tel serait donc le portrait-robot du projet « acceptable » aux yeux des oppositions locales, mais également d’une majorité des Français. A défaut de constituer une « formule magique » qui marcherait à tous les coups, ce triptyque nous donne au moins une indication sur la méthode qui semble attendue des citoyens : celle de la concertation collective. Pour renouer le dialogue, il ne faut pas seulement accepter d’écouter, mais entendre et agir. Autrement dit, décider ensemble.
[1] Etude Elabe auprès d’un échantillon de 1 000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, réalisée les 13 et 14 novembre 2018
[2] Ibidem
[3] Ibidem
[4] Ibidem