En 2016, la primaire démocrate opposait deux candidats aux lignes clairement distinctes : Bernie Sanders et Hillary Clinton. Deux ans plus tard, les primaires puis les élections des midterms n’ont pas tranché le débat. Si la montée en puissance de la génération des millenials fait pencher l’équilibre à gauche, il n’est pas acquis que le Parti démocrate en récupère nécessairement les fruits.
La victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez face au baron démocrate sortant Joe Crowley, puis son élection à la Chambre des Représentants, a largement attiré l’attention des médias américains – mais aussi internationaux. Et pour cause : outre une histoire comme seuls les Etats-Unis peuvent en créer (après avoir été brillamment diplômée de Boston University, Ocasio-Cortez travaillait jusqu’à son élection comme serveuse pour aider financièrement sa mère suite au décès de son père), cette victoire venait illustrer une percée de la ligne « progressiste » portée par Bernie Sanders deux ans plus tôt lors des primaires pour l’investiture à la campagne présidentielle.
S’agit-il pour autant de la stratégie gagnante pour le Parti démocrate ? Car l’enjeu est là : gagner, de nouveau, les élections, alors que le niveau d’implantation du Parti est historiquement faible. Le représentant à la Chambre de l’Ohio Tim Ryan l’affirme clairement : « Les Démocrates n’ont pas le pouvoir. Nous devons commencer à apprendre comment gagner les élections, et tant que ce ne sera pas fait, nous n’aurons pas le pouvoir. Et je pense que nous sommes en train de le réaliser. ».
2016 : La ligne modérée du Parti démocrate en question
La division apparue lors de la primaire démocrate de 2016 était d’ampleur. Les deux candidats divergeaient à la fois sur le fond (des revendications « radicales » pour Bernie Sanders, contre une position plus centriste et modérée pour Hillary Clinton) mais aussi sur la stratégie électorale (un discours universaliste chez Bernie Sanders, une stratégie plus orientée vers les différentes communautés identitaires pour Hillary Clinton).
L’analyse de l’électorat de chacun des candidats reflète, logiquement, ces différentes stratégies. Hillary Clinton a remporté 61 % des votes féminins et largement surpassé Sanders dans le vote des Noirs, avec plus de 75 %, ainsi que dans le vote des Hispaniques, en remportant dix des onze Etats où ils représentent au moins 15 % de la population. Elle a également dépassé Sanders de 7 points dans les intentions de vote des personnes LGBT. Ces résultats lui ont permis de l’emporter, mais les 45 % de voix recueillies par le sénateur du Vermont étaient en soi un quasi-victoire.
Ces résultats se sont retrouvés dans le vote à l’élection présidentielle. Hillary Clinton a ainsi recueilli 54 % des voix féminines, 74 % des voix des « non-blancs », et 77 % des LGBT. En revanche, elle n’a obtenu que 37 % des voix des Blancs, et 41 % des voix masculines. Cette insuffisante quête des voix des électeurs masculins blancs, au profit d’une concentration plus forte sur les minorités et les femmes pour augmenter leur participation, est régulièrement évoquée comme une des principales raisons de sa défaite. Les tenants de la ligne de Sanders y voient, eux, la démonstration qu’une stratégie modérée centrée sur les communautés ne permet pas de gagner les élections, notamment dans les Etats du Midwest. Même en obtenant près de 3 millions de voix de plus que Trump, Hillary Clinton n’est pas parvenue à l’emporter.
Cette critique n’est pas nouvelle et rencontre un écho dans les réflexions portées par plusieurs intellectuels proches des Démocrates. Dès 2004, Thomas Frank écrivait dans What’s the matter with Kansas ? How conservatives won the heart of America (traduit aux éditions Agone en France en 2008, Pourquoi les pauvres votent à droite) que les classes populaires blanches s’étaient éloignées d’un Parti démocrate ayant minimisé le clivage économique, pour lui préférer le progressisme sur les questions identitaires et sociétales. Plus récemment, dans The Once and Future Liberal After Identity Politics (traduit aux éditions Stock en 2018 en France, La gauche identitaire, L’Amérique en miettes) Mark Lilla poursuit cette analyse en considérant que la faiblesse du Parti démocrate est de s’être fracturé sur des propositions visant les communautés (comme le bas de la page d’accueil du site du Parti démocrate l’illustre particulièrement), plutôt que de proposer un projet et une vision globale pour l’ensemble du pays.
Une stratégie d’influence de la base plutôt que de gains électoraux directs
Malgré l’échec d’Hillary Clinton, la ligne portée par Bernie Sanders n’a pas encore fait la démonstration de son efficacité. Les primaires démocrates pour les élections de mi-mandat (midterms) de 2018 n’indiquent pas de vainqueur du bras de fer entamé en 2016. A titre d’exemple, sur les six candidats soutenus par Sanders pour la Chambre des Représentants, seulement deux (Ocasio-Cortez et Nanette Barragán, une sortante) ont remporté leur primaire. Les résultats des candidats soutenus par le sénateur du Vermont dans les élections générales sont eux aussi contrastés. A l’inverse, des candidats modérés de l’establishment démocrate l’ont emporté dans des territoires du Midwest remportés par Trump en 2016.
Cependant, si les candidats soutenus par Sanders n’ont pas tous émergé, ses idées progressent peu à peu. Sa proposition d’un système de santé universel, en particulier, fait florès. Après avoir été imposée dans le programme présidentiel d’Hillary Clinton dans la négociation post-primaire, elle essaime au sein du Parti démocrate. Le syndicat National Nurses United a montré que plus de la moitié des candidats démocrates à la Chambre soutenaient un système de santé proche de la proposition de Sanders. Au-delà, ses idées gagnent en influence dans la société américaine : 70 % des Américains soutiennent cette couverture médicale universelle.
Cette influence auprès de l’opinion est, selon certains, le vrai signe d’une victoire de la ligne Sanders. A l’issue de ces primaires, Scott Detrow, correspondant au Congrès pour NPR, titrait un article : « Bernie Sanders Is Losing Primary Battles, But Winning A War ». Cette analyse est partagée par de nombreux observateurs, comparant la dynamique Sanders à celle de Barry Goldwater. Ce candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1964 essuya une lourde défaite contre son adversaire Lyndon B. Johnson, remportant seulement 6 Etats et 38,47 % des suffrages populaires. Mais sa candidature forma le point de départ de la transformation idéologique du Parti Républicain, qui atteignit son apogée avec la victoire du très libéral Ronald Reagan seize ans plus tard.
Un enjeu réglé par la nouvelle génération…
Ce débat entre la ligne progressiste de Sanders et la ligne modérée de l’establishment démocrate pourrait bien être réglé par un facteur déterminant : l’arrivée d’une nouvelle génération plus progressiste et plus diverse. Dans L’Amérique qui vient, Christophe Deroubaix, journaliste au journal L’Humanité et spécialiste des Etats-Unis, affirme en effet que la dynamique portée par la génération des millenials va faire pencher l’équilibre politique américain vers la gauche.
L’évolution de la démographie américaine devrait en effet jouer en faveur des démocrates. D’une part, la diversité va augmenter : en 2042, la population blanche ne représentera plus qu’un Américain sur deux et les hispaniques, à eux seuls, représenteront un quart de la population. Or, les minorités sont davantage portées vers les orientations démocrates : 71 % des Hispaniques et 59 % des Afro-américains exigent plus d’action publique, contre seulement 27 % des Blancs.
D’autre part, une récente étude du Pew Research Center démontre que les valeurs de la génération des millenials (individus nés entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990) sont plus proches que jamais du Parti démocrate. 59 % des millenials se déclarent ainsi progressistes et seulement 12 % conservateurs, contre respectivement 33 % et 23 % pour la génération précédente (née entre 1965 et 1980). 57 % sont pour un gouvernement plus actif et des services publics plus importants, contre 48 % en moyenne. 80 % considèrent que l’ouverture aux personnes du monde entier est essentielle pour l’identité du pays, contre 68 % de la génération précédente. Cela s’est traduit très concrètement dans leur vote aux midterms de 2018, 62 % ayant voté pour les démocrates aux midterms contre 51 % pour la génération précédente.
Une étude sur la génération des « post-millenials » confirme la tendance : plus diverse et plus éduquée que jamais, elle sera plus susceptible encore de pencher vers le Parti démocrate.
… Ou une exigence renforcée envers le Parti démocrate ?
Si cette tendance démographique pourrait faire de Trump « le dernier rai de lumière d’un astre déjà mort » selon l’expression de Christophe Deroubaix, elle est aussi susceptible de provoquer au sein du Parti démocrate un bouleversement en faveur de la ligne Sanders.
Si Hillary Clinton, comme évoqué plus haut, a en effet largement remporté le vote des minorités face à Sanders, l’analyse fait clairement apparaitre un clivage générationnel, conforme au point de vue de Christophe Deroubaix. Ainsi, Sanders a recueilli le soutien de près de 44 % des suffrages des Noirs… âgés de 18 à 30 ans, contre 32 % pour Clinton ; concernant les jeunes hispaniques, l’écart est de 25 points (45 % pour Sanders, moins de 20 % pour Clinton).
Ces résultats ne sont cependant pas seulement la preuve d’un plus fort soutien de la part de la nouvelle génération pour Sanders : ils manifestent aussi une défiance envers Clinton et plus largement la ligne incarnée par le Parti démocrate. Ainsi, en août 2016, seulement 60 % des jeunes afro-américains disaient soutenir Clinton pour la présidentielle ; 14 % disaient qu’ils ne voteraient sûrement pas, et 13 % se disaient indécis. Plus largement, 48 % des millenials se déclarent indépendant (c’est-à-dire ni démocrate, ni républicain), contre 35 % pour les générations plus âgées. Les jeunes correspondent donc plus à l’électorat démocrate dans leur sociologie et dans leurs valeurs, mais ils ne peuvent pas être considérés comme acquis par les démocrates.
To be continued
Dans ce contexte, c’est sans surprise que les potentiels candidats à la primaire démocrate se multiplient. L’enjeu particulier de battre Donald Trump, candidat atypique à la réélection, trouble également les perspectives. Les Américains seront-ils fatigués des excès de l’ancien président et désireux d’un président plus modéré mais capable de parler aux ouvriers blancs, comme Joe Biden, aujourd’hui en tête des sondages ? Ou faudra-t-il soulever les passions en opposant un contre-projet radical, avec Bernie Sanders, deuxième dans les enquêtes d’opinion ? Il est certainement trop tôt pour le dire – mais alors que la primaire débutera dans moins d’un an, la perspective d’un remake de 2016 n’est pas impossible. Avec les mêmes conséquences ?