A quoi rêve la Silicon Valley ?

Entre le scandale Cambridge Analytica qui a éclaboussé Facebook, la révélation que Google préparait pour la Chine un moteur de recherche censuré, ou les comparutions de Jack Dorsey (Twitter) et de Sheryl Sandberg (Facebook) devant le Sénat américain, l’année 2018 a sans nul doute été celle de la désillusion vis-à-vis des géants de la Silicon Valley. [1]

Mais cette récente rupture s’inscrit après une longue montée en puissance des industries de la Silicon Valley. D’un point de vue économique d’abord, avec une concentration monopolistique de plus en plus décriée ; mais aussi politique, avec l’irruption des « Fake News » dans le débat mondial et les rumeurs entourant la candidature de Mark Zuckerberg à la présidence des USA.

Dans ce contexte, s’interroger sur les ressorts politiques et idéologiques des acteurs de la Silicon Valley semble nécessaire. En 1966, Philippe K. Dick se demandait, dans la nouvelle qui donnera naissance à Blade Runner, si « les androïdes rêvent de moutons électriques ». On peut désormais se demander : A quoi rêve la Silicon Valley ?

La technologie comme moteur de changement de la société

Dans leur ouvrage L’Idéologie Californienne, les chercheurs anglais Richard Barbrook et Andy Cameron ont interrogé l’idéologie sous-jacente des géants de la Silicon Valley. Ils y montrent que, dès 1995, l’idéologie de la Silicon Valley constituait « une étrange fusion entre la culture bohémienne de San Francisco et les industries de haute technologie […] ; l’idéologie californienne combine l’esprit d’indépendance des hippies et le zèle entrepreneurial des yuppies ».

Les deux auteurs vont plus loin en expliquant comment une classe émergente d’entrepreneurs a opéré la fusion entre, d’une part, les enseignements du théoricien de la communication Marshall McLuhan rêvant d’un « village global » et, d’autre part, la pensée néo-libérale et libertarienne pour laquelle ces nouvelles possibilités techniques constituaient l’aboutissement d’un marché global. Cette hybridation aboutit, selon Barbrook et Cameron, à un déterminisme technologique positif, visant à faire de la technologie la source principale de changement dans la société.

Cette pensée positiviste se retrouve chez de nombreux acteurs majeurs de la nouvelle économie. Ainsi, Eric Schmidt, président exécutif de Google, a déclaré lors d’une conférence au MIT (Massachussetts Institute of Technology) en 2011 : « Quand on parle de technologie, il ne s’agit plus vraiment de logiciels et de matériels, mais plutôt de l’utilisation qui est faite de cette énorme quantité de données amassées dans le but de rendre le monde meilleur ». De même, Mark Zuckerberg, fondateur et PDG de Facebook, affirmait lors du festival South by Southwest que « le monde étant confronté à de nombreux enjeux majeurs, ce que nous tentons de mettre en place en tant qu’entreprise, c’est une infrastructure sur laquelle s’appuyer pour en dénouer un certain nombre ». Enfin, en France, Thibaud Simphal, directeur général d’Uber France, affirmait à La Tribune en février 2015 que « Uber n’est pas seulement une entreprise. C’est une idée, un concept qui répond à un besoin, celui de se déplacer de manière plus économique, plus rapidement, dans la ville intelligente du XXIème siècle » et plus loin que « Uber représente un changement sociétal irréversible ».

Une méthode, le « solutionnisme technologique »

Evgeny Morozov, spécialiste des nouvelles technologies, a consacré son ouvrage To Save Everything Click Here à l’étude de cette pensée positiviste. Il y critique la notion de « solutionnisme technologique » en estimant qu’elle constitue une idéologie qui « transforme toutes les situations sociales complexes soit en des problèmes bien définis avec des solutions calculables soit en des processus évidents et transparents qui peuvent être facilement optimisés ». Cela suppose de tenter de résoudre des problèmes sociaux par nature complexes grâce à des solutions techniques ; le problème social n’étant qu’une donnée quantifiable attendant d’être optimisée par la technique. En cela, Morozov se situe dans la continuité de penseurs comme Hans Jonas qui, dans Le principe de responsabilité, critiquait déjà la « technoscience » dans sa volonté de dégager « une finalité à partir de prémisses mécaniques ». La difficulté ne se situe donc pas dans la solution proposée mais dans la définition même du problème, comme le confirme le théoricien du design Michael Dobbins : « le solutionnisme suppose davantage les problèmes qu’il tente de résoudre, qu’il ne les examine vraiment, obtenant les réponses avant que les questions n’aient été entièrement posées ».

Cette idéologie californienne trouve alors son aboutissement dans l’imbrication du technique avec le politique. Cette imbrication croissante est défendue par ce qu’Evgeny Morozov nomme les « techno-rationalistes », estimant que « la technologie peut diminuer la part du politique dans les affaires publiques et au contraire développer la dimension technocratique ». C’est donc un glissement qui s’opère : les données techniques sont privilégiées par rapport aux facteurs humains et sociaux.

Le technocratisme comme aboutissement politique

Alors que partout dans le monde occidental, le modèle de la démocratie libérale est en perte de vitesse, les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication poussent un certain nombre d’acteurs de la Silicon Valley à défendre l’idée d’un régime technocratique.

Bien avant Internet, ce mode de pensée et de gouvernement est un prolongement des théories de Saint-Simon. L’auteur français du début du 19ème siècle imaginait en 1820 dans son ouvrage L’Organisateur un gouvernement purement technocratique composé de trois chambres : une « chambre d’invention » avec des ingénieurs et des artistes, une « chambre d’examen » composée de savants et de scientifiques et enfin une « chambre d’exécution » avec les industriels. Ainsi, pour Saint-Simon, la politique devrait être gérée par les forces productives du pays. Il pose le premier l’idée d’une domination de l’économie et de la technique sur le politique et le social, appelé ensuite régime technocratique. De ce fait, il cherche à éliminer « les trois principaux inconvénients du système politique actuel que sont l’arbitraire, l’impuissance et les intrigues ».

C’est cette idée que le journaliste américain Jeff Jarvis revendique dans son livre What would Google do ?, lorsqu’il écrit : « si les geeks prennent le relais, et c’est ce qu’ils feront, nous pourrions rentrer dans une ère de rationalité scientifique appliquée au gouvernement ». De même, l’auteur Parag Khanna, spécialiste des relations internationales et chercheur à l’Université Nationale de Singapour, a développé cette thèse dans son ouvrage Hybrid Reality, où il montre les avantages, face à un régime démocratique, d’un régime technocratique qui gagnerait en stabilité et en longévité en éliminant les élections et débats. Il précise alors que « on ne peut pas avoir peur de la technocratie quand ses alternatives sont l’inutile populisme argentin, hongrois ou thaïlandais se faisant passer pour une démocratie ».

Si le mode de gouvernement technocratique a ses partisans, il dispose aussi de nombreux détracteurs, au premier desquels le théoricien politique anglais Bernard Crick. Celui-ci critique directement Saint-Simon et ses héritiers en redonnant à la politique démocratique ses lettres de noblesse : « supposons que « l’arbitraire » détesté par Saint-Simon, ne soit rien de plus qu’un produit de la diversité ; « l’impuissance », une conscience des limites ; « les intrigues », rien d’autre que le conflit entre des intérêts divergents dans tout Etat modérément libre […] alors nous obtenons là la description de la politique en elle-même, une assez bonne d’ailleurs […]. Au fond ce qui dérange ces personnes qui espèrent une science du politique, n’est que la simple part de conflit dans une politique ordinaire ».

Cette réflexion sur la dimension politique de la Silicon Valley est d’autant plus importante qu’elle s’inscrit dans une actualité à court terme. Alors que l’intelligence artificielle est déjà intégrée dans les secteurs financiers ou militaires, la politique et l’administration sont les prochaines étapes de son déploiement. Et de plus en plus de voix s’élèvent pour interroger les biais de l’IA « politique », et appeler à réfléchir à la structure et les modes de gouvernance politique dont nous voulons collectivement.

[1] Cette rupture s’observe aisément au sein de l’opinion. Selon l’étude mondiale consacrée par Harris Interactive à la réputation des entreprises, Apple a chuté en un an de la 5e à la 29e place du classement, Google de la 8e à la 28e et Facebook occupe désormais le 51e rang.