On connaît les conséquences, dans les pays occidentaux, de la pauvreté sur l’alimentation : les populations les plus défavorisées n’ont accès qu’à une nourriture de mauvaise qualité, une junk food trop grasse, trop salée, trop sucrée, qui engendre des problèmes de santé. Il semblerait que le même phénomène soit à l’œuvre en termes d’information : les plus pauvres n’ont accès qu’à des contenus de seconde zone, des junk news – et la tendance ne fait que s’amplifier.
C’est en tout cas ce qui ressort d’une étude publiée par le Reuters Institute for the Study of Journalism en novembre 2018. Elle démontre qu’au Royaume-Uni, l’accès à l’information est directement corrélé au niveau de revenus : les plus défavorisés ont accès à moins d’information que les plus aisés, en quantité comme en qualité, et la différence est particulièrement prononcée en ligne. D’après Antonis Kalogeropoulos et Rasmus Kleis Nielsen, les co-auteurs de l’étude, « alors que les individus de classe sociale supérieure et ceux de classe sociale inférieure utilisent en moyenne le même nombre de sources hors ligne, les individus de classe sociale inférieure utilisent beaucoup moins de sources en ligne ». Ce fossé est donc amené à se creuser, la consommation d’information se déplaçant graduellement des supports physiques vers les supports numériques. Une étude du Pew Research Center a établi qu’aux Etats-Unis, en décembre 2018, les réseaux sociaux sont passés pour la première fois devant les journaux imprimés en tant que source d’information.
La disparition de l’information « pour tous »
Mais d’autres facteurs expliquent cet accès inégal à une information de qualité. James T. Hamilton, enseignant à l’université de Stanford, a publié en 2018 dans l’International Journal of Communication un article intitulé « Poor Information: How Economics Affects the Information Lives of Low-Income Individuals ». Il y identifie les principales raisons pour lesquelles un journaliste, un média ou une organisation est susceptible de fournir une information :
> La souscription : l’information est échangée contre un paiement, ponctuel (achat « au numéro ») ou régulier (abonnement) ;
> La publicité : l’information est fournie en échange de l’attention portée à un message commercial ;
> L’expression : l’information, subjective, permet à l’éditeur d’exprimer son point de vue ;
> La quatrième raison est plus spécifique aux Etats-Unis : il s’agit de la communication partisane, destinée à orienter un vote.
Hamilton démontre ensuite que pour chacune de ces quatre raisons, les personnes à faibles revenus sont moins « intéressantes » pour les fournisseurs d’information.
De par leur situation financière, elles sont bien sûr moins susceptibles de payer un abonnement. Joshua Benton, directeur du Nieman Journalism Lab, explique que « le prix des quotidiens imprimés a grimpé en flèche ; la plupart des sites d’actualités sont toujours gratuits, mais une part croissante (surtout parmi les meilleurs) a mis en place des paywalls. Avec cette évolution du modèle, des mass médias vers des médias de niche, il existe désormais de nombreux organes de presse de premier plan qui ciblent les personnes aisées ou très éduquées et les jeunes à fort pouvoir de prescription – mais il y en a de moins en moins qui ciblent tout le monde. » Les auteurs de l’étude Reuters ne disent pas autre chose : « La plupart des journalistes souhaiteraient que les informations atteignent tout le monde plus ou moins également, sans distinction de classe sociale. Malgré la facilité d’accès aux informations en ligne, aujourd’hui, ce n’est clairement pas le cas. Les éditeurs s’orientant de plus en plus vers des modèles basés sur des abonnements, où seules les personnes qui peuvent payer bénéficient d’un accès complet, le problème ne peut que s’aggraver ».
Le modèle publicitaire est également biaisé, les personnes modestes intéressant peu les annonceurs. La journaliste Fiona Morgan, du cabinet Branchhead Consulting, a même déterminé qu’elles sont spécifiquement ciblées par des offres « bas de gamme », comme des solutions de crédit revolving ou des services d’astrologie surtaxés.
Ces personnes ont également un accès limité à la simple « expression ». Elles sont exclues de la conversation sur les réseaux sociaux, notamment car elles ont moins accès à Internet – et que quand elles y ont accès, leur connexion est moins bonne. Cela diminue leur visibilité dans un monde « d’influenceurs », et la volonté de créer des contenus qui leurs soient destinés.
Enfin, même en termes de communication partisane, les personnes à faibles revenus sont moins ciblées. Elles sont considérées comme peu stratégiques d’un point de vue électoral – c’est la catégorie socio professionnelle qui vote le moins (un phénomène qui s’observe dans tous les pays occidentaux : en France par exemple, lors des élections présidentielles de 2017, une étude Ipsos montrait que le taux d’abstention était inversement proportionnel aux revenus).
Et en France ?
Les résultats de ces études réalisées en Angleterre et au États-Unis sont-ils transposables en France ? L’accès à l’information ne fait pas partie des éléments (pourtant nombreux) analysés par l’Observatoire des inégalités. Mais les données connexes (pratiques culturelles, accès à internet[1]) laissent penser que cette inégalité existe. Dans son livre L’internet des familles modestes, la sociologue Dominique Pasquier explique notamment que l’usage d’internet, chez les personnes à faibles revenus, est plus utilitaire que créatif ou participatif. L’existence de médias publics ne garantit pas la réduction de ces inégalités : la situation au Royaume-Uni est particulièrement inquiétante alors que le pays bénéficie, avec la BBC, du service public audiovisuel le plus puissant au monde.
Comment lutter contre les junk news ?
Un nombre croissant de journalistes et d’associations prend conscience du creusement des inégalités en termes d’accès à l’information, et des initiatives (encore peu nombreuses) se mettent en place. Aux Etats-Unis, la Community Information Cooperative a pour objectif de faciliter la création de médias locaux, indépendants, pensés par et pour les lecteurs. A Detroit, Outlier Media propose aux plus modestes des informations gratuites, sur mesure, directement envoyées par SMS. En France, Debout est un magazine gratuit, distribué par des associations, spécifiquement destiné aux personnes en situation de précarité…
Ces projets nous rappellent que garantir à chacun, quels que soient ses revenus, un accès à une information de qualité, est une exigence fondamentale, un des socles de la citoyenneté. Comme le rappelle la devise du Washington Post (dont, ironiquement, tous les contenus sont désormais protégés par un paywall) : Democracy Dies in Darkness.
[1] Si, selon les données 2017 du Crédoc, 15% de la population française n’a toujours pas accès à Internet, ce chiffre monte à 25 % chez les personnes à bas revenus.