« Les premiers de cordée »
Décryptage d’une expression choisie
Télécharger ici : Les premiers de cordée / Analyse ELABE
Le Président avait choisi de se détourner des interviews télévisées depuis son élection, et privilégiait les visites sur le terrain et les apparitions sur la scène internationale. Ne pas avoir une « présidence bavarde », redonner de la « solennité » à la fonction présidentielle, difficulté à exprimer sa « pensée complexe » en interview télévisée, voici les raisons qui ont poussé le « maitre des horloges » à attendre près de 6 mois pour s’adonner à cet exercice. Un timing choisi, après une séquence marquée par la réforme du Code du travail et les mesures fiscales (CSG, cotisations sociales, ISF, etc.), mais aussi des mots soigneusement sélectionnés. Si certains s’attarderont sur « croquignolesque », « ficher son billet » ou « truchement », nous avons choisi de nous arrêter sur la métaphore montagnarde.
« Premiers de cordée » : cette expression tirée du vocabulaire de l’alpinisme est en passe de devenir un des concepts qui va structurer la perception du quinquennat et de la politique mise en œuvre par l’exécutif pour les années à venir. Titre du roman de Frison-Roche, « Premier de cordée » n’est pas une expression anodine dans la bouche d’Emmanuel Macron. Le – fraichement annoncé – candidat à l’élection présidentielle annonçait, le 16 novembre 2016 à Bobigny, vouloir « libérer l’énergie de ceux qui peuvent. Et protéger vraiment les plus faibles, avec des nouvelles protections individuelles [1]». Les sous-titres de son programme[2] parlaient entre autres, de « libérer les énergies », pour « soutenir les investissements privés », « faire plus pour ceux qui ont moins ». Finalement, l’essence du « macronisme » et sa « pensée complexe » se cachent peut-être derrière cette métaphore empruntée au langage des alpinistes.
Au lendemain de l’interview, Elabe a mené une étude[3] auprès des Français pour recueillir les réactions suscitées par cette expression. Elles sont nombreuses (80% de réponses), et l’opinion publique se distingue en deux groupes principaux, deux façons de réagir: l’évocation de la logique intrinsèque de la formule et la désignation de groupes de population.
Hormis la référence directe au roman de Frison-Roche, trois grands champs sémantiques structurent les évocations spontanées des Français à la lecture de cette formule et de son contexte. L’expression d’une mécanique, d’un devoir qui incombe à ceux qui réussissent : celui de tirer les autres[4] et le pays vers le haut (1). Et une opposition de style dans la façon de désigner ces premiers : les riches pour certains (2), les leaders/meneurs pour d’autres (3).
Un nouveau modèle de société ?
Dans le contexte de la politique menée par Emmanuel Macron et le gouvernement (notamment la suppression de l’ISF), la formule empruntée à l’alpinisme exprime, pour une part des Français (16%), un modèle de société : les premiers sont ceux qui réussissent, et la cordée illustre l’action de tirer vers le haut.
Réussir, puis tirer vers le haut
Si la réussite est, la plupart du temps, évoquée de façon générale, elle est quelques fois colorée de son aspect financier pour une part, alors que d’autres évoquent des réussites familiales ou scolaires.
Pour ceux qui évoquent la mécanique portée par l’expression, réussir sa vie induit alors d’aider, de tirer vers le haut. Dans le contexte de l’interview télévisée, cela prend quasiment la forme d’une injonction, d’un devoir pour ceux qui sont désignés comme les premiers. Réfutant l’image du « ruissellement », Emmanuel Macron fait donc passer un message, et présente ce « devoir » comme la compensation à la suppression de l’ISF. La mécanique imagée est plus largement appropriée par les électeurs de 1er tour d’Emmanuel Macron et ceux de François Fillon, et notamment ceux qui adhèrent à l’argument de suppression de l’ISF à des fins de relance de l’investissement privé en France. Cette nouvelle vision de l’ « ascenseur social » trouve un certain écho auprès de cette frange de la population.
Mais un accueil mitigé de la mécanique
Si l’expression et la mécanique qui en découle sont explicitées, cela n’augure pas forcément d’une adhésion aveugle aux propos du Président. Une majorité se contente de donner son interprétation de la formule utilisée, de façon neutre : « les premiers de cordée sont ceux qui s’investissent et tirent les autres vers le haut pour les aider et pour les pousser à réussir »[5], « ceux qui réussissent dans leur vie professionnelle doivent être la corde pour aider ceux qui ont du mal à réussir »[6].
Mais un discours plus critique coexiste (7%): « les premiers de cordée sont ceux qui réussissent et qui aident les autres à y arriver mais je ne suis pas forcément d’accord avec ça, la société ne fonctionnant à mon sens malheureusement pas comme ça »[7], ou encore « il faut que les riches tirent vers le haut tous ceux qui ne le sont pas et surtout qu’ils redistribuent une partie de leurs gains avec ceux avec qui ils travaillent, ce qui n’est pas le cas et ne le sera pas de sitôt »[8].
D’autres la jugent bien choisie (5%): « je suis d’accord avec ce discours il faut être fier des premier de cordée, ceux qui ont du talent et qui réussissent, s’en inspirer et suivre leur exemple en travaillant au lieu de les envier et de jalouser leur réussite »[9], « un joli message, c’est justement ce qu’il faut faire, attirer les gens vers les hauts »[10].
Une formule mais deux manières de désigner : les riches ou les leaders/meneurs ?
Au-delà de l’explicitation de « premiers de cordée » et l’interprétation de sa logique, les évocations spontanées fournies par les Français révèlent deux autres champs sémantiques : deux façons de désigner ces « premiers de cordée ».
La lutte des classes, une grille de lecture toujours d’actualité
Mot le plus cité (par 18% des Français), les riches apparaissent comme un des synonymes aux yeux d’une part significative de la population. Cette idée est fréquemment associée à une appréciation négative de l’utilisation de cette expression et/ou de la politique d’Emmanuel Macron : « c’est une jolie image rhétorique mais je n’y adhère pas du tout, comment le fait d’alléger les impôts pour les riches qui ne sont pas tous des entrepreneurs ou des gens respectables peut-il aider les pauvres ou les fragiles[11] ». Les électeurs de 1er tour de Marine Le Pen, et dans une moindre mesure ceux de Jean-Luc Mélenchon, sont ceux qui investissent le plus cette grille d’interprétation[12].
L’émergence de ce mot et la présence ponctuelle de pauvres révèlent une lecture par le prisme des classes sociales : « on fait encore plaisir aux plus riches et les autres doivent encore plus trinquer comme d’habitude et cela ne changera pas[13] ». Si Emmanuel Macron avait tenté de décorréler « les premiers de cordée » d’une dimension exclusivement financière[14], il semble que l’expression fasse directement appel à cette dernière pour une partie de la population.
Cette lecture se complète d’allusions aux élites, et d’une critique relative à la déconnexion des réalités, du peuple, des citoyens : « l’image est belle mais la réalité l’est moins, les premiers de cordée pensent souvent à eux avant de penser aux autres [15]», « ce président devrait apprendre à considérer tous les français[16] ». Ce discours trouve une résonnance particulière auprès ouvriers et des jeunes actifs (25-34 ans). La volonté initiale d’établir un lien entre deux franges se trouve ici contre-productive, car elle renforce la dualisation de la société, et ainsi l’opposition entre deux catégories sociales.
L’éloge du leadership
A l’inverse, les meneurs, leaders (12% de citations), chefs (5%), dirigeants, entrepreneurs sont aussi apposés comme synonymes aux « premiers », et associés aux notions d’effort, de prise de risque et de solidarité : « les meneurs, entrepreneurs et les gens s’investissant dans différents domaines[17] », « très belle métaphore qui montre le plaisir de l’effort ensemble, la solidarité, la prise de risque, l’interdépendance au sommet, c’est la réussite ensemble[18] ». Ces termes forment un champ sémantique particulièrement présent chez les électeurs d’Emmanuel Macron et auprès des Français âgés de 65 ans et plus. « Premiers de cordée » retrouve ici le sens d’un initiateur, quasiment d’un guide qui fait don de sa personne pour emmener avec soi le reste du groupe.
« Premiers de cordée » mobilise aussi les représentations collectives du chef, du dirigeant, de celui qui est à la tête : « c’est quelqu’un qui doit entrainer les autres à bien faire, à suivre la bonne voie, pour moi il a raison [19]» Cet imaginaire collectif est davantage associé à l’entreprise et fait appel aux notions de responsabilité : « le premier de cordée est responsable et entraine les autres, il prend ses responsabilités vis-à-vis de ceux qui le suivent[20] ». Ce sous-champ sémantique est privilégié par les plus âgés, et notamment les électeurs de François Fillon. Vision, chemin, voie, suivre appuient l’image d’un guide, mais cette fois-ci qui est moins dans le risque et l’effort, mais davantage dans l’assurance et la responsabilité. En quelque sorte, il s’agit d’une vision plus « paternaliste » de la métaphore alpine.
Ce 15 octobre 2017, par l’utilisation d’une métaphore pour parer aux critiques sur la suppression de l’ISF, Emmanuel Macron a fait le choix d’exposer un nouveau modèle de société, un pan de sa « pensée complexe » : libérer les plus aisés d’une fiscalité jugée trop lourde, pour amorcer une dynamique consistant à « tirer vers le haut » le reste de la population. Il s’agit d’une nouvelle façon d’aborder la solidarité entre les différents groupes sociaux, une tentative de réinvention de l’ « ascenseur social ». Mais au travers d’une réforme perçue comme socialement injuste, cette mécanique provoque le scepticisme, voire n’est pas du tout jugée crédible, notamment parmi les électeurs de Marine Le Pen et ceux de Jean-Luc Mélenchon.
Riches, leaders, ou meneurs, ces premiers de cordée sont le visage d’une classe aisée qu’Emmanuel Macron entend libérer « et en même temps » dont il attend beaucoup.
Vincent THIBAULT – Elabe
[1] Discours d’annonce de candidature à l’élection présidentielle de 2017 https://en-marche.fr/article/discours-demmanuel-macron-16-novembre-2016
[2] Programme d’Emmanuel Macron https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme
[3] Question ouverte d’évocation spontanée, posée à un échantillon de 1 000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
Codification thématique classique et analyse lexicale des verbatims par le logiciel IRAMUTEQ : comptage de mots, Analyse Factorielle de Correspondance, Analyse de similitudes et Classification (Reinert). Croisement avec des variables socio-démographiques, politiques, et d’opinion sur la suppression de l’ISF.
[4] Les mots en italique font directement référence aux mots et expressions citées dans les verbatims.
[5] Femme, 65 ans et plus, retraitée, a voté pour François Fillon au 1er tour, sympathisante « Les Républicains »
[6] Homme, 25-34 ans, ouvrier, a voté pour Marine Le Pen au 1er tour, sympathisant du Front National
[7] Femme, 50-64 ans, employée, a voté pour Jean-Luc Mélenchon au 1er tour, sans préférence partisane
[8] Homme, 50-64 ans, ouvrier, a voté pour Jean-Luc Mélenchon au 1er tour, sans préférence partisane
[9] Femme, 18-24 ans, étudiante, s’est abstenue au 1er tour, sympathisante de « La République en Marche ! »
[10] Femme, 50-64 ans, employée, a voté pour Emmanuel Macron au 1er tour, sympathisante du MoDem
[11] Femme, 35-49 ans, employée, a voté pour Jean-Luc Mélenchon au 1er tour, sans préférence partisane
[12] Logiquement, les personnes estimant que l’ISF va accroitre les inégalités font plus souvent usage de ce champ d’expression.
[13] Homme, 35-49 ans, employé, a voté pour Marine Le Pen au 1er tour, sympathisant du Front National
[14] « La réussite n’est d’ailleurs pas que monétaire ou financière, il y a des gens qui réussissent dans les arts, dans l’association, dans leur vie familiale et je veux qu’on célèbre toutes ses réussites, chacune et chacun », Emmanuel Macron, interview télévisée du 15 octobre 2017.
[15] Femme, 65 ans et plus, retraitée, a voté pour Emmanuel Macron au 1er tour, sympathisante du Parti socialiste
[16] Homme, 50-64 ans, ouvrier, a voté pour Marine Le Pen au 1er tour, sympathisant du Front National
[17] Femme, 65 ans et plus, retraitée, a voté pour Emmanuel Macron au 1er tour, sympathisante de « La République en Marche ! »
[18] Femme, 65 ans et plus, retraitée, a voté pour Emmanuel Macron au 1er tour, sympathisante du Parti socialiste
[19] Femme, 35-49 ans, employée, a voté pour Nicolas Dupont-Aignan au 1er tour, sans préférence partisane
[20] Femme, 65 ans et plus, retraitée, a voté pour François Fillon au 1er tour, sympathisante de « La République en Marche ! »